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Enquête

La serie noire

Enquête | publié le : 11.07.2006 | Emmanuel Franck

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La serie noire

Crédit photo Emmanuel Franck

Depuis quelques mois, le cinéma français semble de nouveau s'intéresser à l'entreprise et au monde du travail. Plusieurs films diffusés récemment, ou en passe de l'être, en donnent une vision dramatique dans laquelle les cadres, nouveau sujet d'étude, sont les premières victimes.

Régulièrement, le cinéma français est pris d'une fièvre laborieuse et s'intéresse au monde du travail et à l'entreprise. Ce fut le cas dans la deuxième moitié des années 1990, avec Marius et Jeannette (Robert Guédiguian, 1997), La vie rêvée des anges (Eric Zonca, 1998), Ma petite entreprise (Pierre Jolivet, 1999), et Ressources humaines (Laurent Cantet, 1999). C'est à nouveau d'actualité. Violence des échanges en milieu tempéré (Jean-Marc Moutout, 2004) a ouvert une série qui se poursuit avec Le couperet (Costa-Gavras, 2005), Sauf le respect que je vous dois (Fabienne Godet, 2006), en attendant Fair Play (Lionel Bailliu), dont la sortie est prévue le 6 septembre prochain.

Comment l'entreprise se sort-elle de ces quatre derniers films ? Pas très bien. Elle y est présentée comme un univers, au mieux, violent (Violence des échanges...), au pire mortel (Sauf le respect..., Le couperet, Fair Play). Dans les films des années 1990, l'entreprise n'avait pas forcément bonne presse, les rapports sociaux y étaient durs, mais on y mourrait aussi beaucoup moins. Aujourd'hui, elle est devenue mortifère.

Regards sur les cadres

Car, entretemps, deux choses ont changé dans la représentation des sociétés : on y parle essentiellement des cadres, et les collectifs, qui constituaient autant de remparts protégeant l'individu, ont disparu. Ouvriers, petits employés et petit patron (Ma petite entreprise) confrontés aux vicissitudes de la vie au travail étaient les personnages principaux de ces films. Ceux d'aujourd'hui s'intéressent aux cadres et explorent leur univers. Dans Fair Play (lire p. 20), des collègues s'affrontent dans des joutes sportives. Violence des échanges... (lire p. 22) parle des doutes d'un jeune auditeur qui doit réduire les effectifs d'une entreprise. Sauf le respect... (lire p. 20) s'intéresse à un cadre révolté après le suicide d'un de ses collègues. Quant au Couperet, il montre jusqu'où peut aller un cadre pour retrouver du travail. De ce point de vue, Ressources humaines, qui traite du déclin des valeurs ouvrières vu par un cadre, fait la transition entre les deux époques.

Une population en augmentation

Pour Martine Zuber, secrétaire nationale de la CFDT-Cadres, cette évolution s'explique, notamment, par l'importance relativement croissante des cadres dans les effectifs salariés : « Alors que les cadres représentaient 7,5 % de la population active en 1960, ils comptent, aujourd'hui, pour 14 % : ils se banalisent. » Comme les maux dont ils souffrent : chômage, déclassement, stress, harcèlement ou mise en cause pour harcèlement, injonctions contradictoires, judiciarisation de la vie en entreprise. Tant que les cadres étaient les grands bénéficiaires du marché de l'emploi et de celui des salaires, le cinéma avait peu de choses à dire sur eux.

Cadres au chômage

Bien sûr, les cinéastes français n'ont pas attendu ces dernières années pour s'intéresser à cette population. Déjà, Une histoire simple (Claude Sautet, 1978) traitait des conséquences dramatiques de l'arrivée du chômage chez les cadres. Plus récemment, Une époque formidable (Gérard Jugnot, 1991), et L'emploi du temps (Laurent Cantet, 2001) ont abordé la question de la perte de reconnaissance des cadres au chômage, mais au moins, dans ces deux derniers films, les personnages s'en sortaient-ils grâce au soutien de leur famille et de leurs amis. De même, les ouvriers et les petits employés des films des années 1990 pouvaient compter sur une solidarité de classe.

Solitude

Rien de tout cela dans les films actuels : les cadres sont seuls, ils ne sont plus protégés par aucun collectif. Le jeune auditeur de Violence des échanges... doit mener à bien sa mission sans l'aide de personne. Dans Sauf le respect..., les syndicats ne sont qu'une trace : un autocollant de la CGT. Dans Fair Play, l'incentive (une descente en canyoning) qui doit créer un esprit d'équipe tourne au jeu de massacre. Quant au personnage du Couperet, il se sort du chômage et réintègre le collectif de l'entreprise en tuant ses concurrents. Livrés à eux-mêmes, ces cadres en viennent à commettre l'irréparable.

Si le cinéma en est arrivé à une représentation aussi dramatique de l'entreprise, ce n'est pas parce que le travail y est devenu à ce point insupportable.

Comme le remarque Gérard Leblanc, professeur à l'école nationale LouisLumière, auteur, notamment, de Quand l'entreprise fait son cinéma (1983), « le cinéma nous apprend peu de choses sur la réalité du travail » (lire l'interview p. 23). Georges Pessis, réalisateur de films d'entreprise et délégué général du festival du film du Creusot, va même plus loin : « Seuls les films d'entreprise montrent le travail tel qu'il est. » Et Didier Pitelet, vice-président de Publicis Consultants, en charge du pôle RH, de regretter cette « tendance à diaboliser de façon exagérée l'entreprise ».

Des évolutions propres au cinéma

En fait, il faut chercher du côté des évolutions propres au cinéma français, relativement autonomes par rapport à celles du travail en entreprise, l'explication de la situation actuelle, selon Gérard Leblanc : « Le cinéma des années 1980, à l'inverse de celui de la décennie précédente, n'a pas porté un regard critique sur le travail et sur le monde de l'entreprise, sans doute parce qu'avec l'arrivée de la gauche au pouvoir, les cinéastes ont estimé qu'ils pouvaient s'en remettre à elle pour régler les problèmes. Puis, dans les années 1990, et jusqu'à maintenant, ils ont compris qu'ils ne pouvaient pas rester déconnectés des réalités sociales, sous peine de perdre leur crédibilité, et ont donc réinvesti le champ du travail. Mais avec une différence par rapport aux années 1970 : l'absence de perspectives politiques, qui fait que l'individu qu'ils représentent n'a, désormais, plus la possibilité d'agir sur son destin. »

C'est ainsi que l'entreprise fait les frais de la dépolitisation du cinéma français.

L'essentiel

1 Le cinéma français s'intéresse de nouveau au monde du travail et de l'entreprise : au moins quatre films sur ces sujets sont sortis ces derniers mois.

2 A la différence de ceux de la décennie précédente, les films actuels traitent principalement des cadres et les confrontent à des situations toujours dramatiques, et souvent mortelles.

3 Cette évolution inquiétante n'a pourtant rien à voir avec la réalité du travail mais résulte d'évolutions propres au cinéma français.

Auteur

  • Emmanuel Franck