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Quand Indiens et Chinois «délocalisent» chez nous

Enquête | publié le : 16.05.2006 | Sandrine Franchet

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Quand Indiens et Chinois «délocalisent» chez nous

Crédit photo Sandrine Franchet

Le projet d'OPA de l'indien Mittal Steel sur le fleuron sidérurgique européen Arcelor dévoile au grand public un phénomène, encore récent, mais qui s'amplifie : les groupes chinois et indiens ont fait de l'Europe leur nouveau terrain de chasse.

Cette semaine, Lakshmi Mittal, Pdg du groupe indien éponyme, devrait officiellement lancer son offre hostile de rachat de son concurrent, la multinationale européenne Arcelor. Dès son annonce, en janvier dernier, le projet avait provoqué, notamment en France, un déferlement de condamnations, tant par les politiques que par les syndicats. Le 16 mars dernier, le comité d'entreprise européen (CEE) d'Arcelor se prononçait contre l'OPA, afin de « conserver une base sidérurgique compétitive en Europe tout en veillant aux intérêts des presque 100 000 salariés », estimant que la politique sociale de Mittal est « largement inférieure, au niveau européen, à celle d'Arcelor, qui a anticipé, par la négociation, le statut de société européenne ».

« Le CEE ne s'est pas prononcé contre le projet d'offre de Mittal sur Arcelor, nuance toutefois Jacques Laplanche, son secrétaire, mais sur son caractère hostile, donc sur le fait que ce soit une opération purement financière, sans volonté de travailler ensemble, qui risque d'être particulièrement dommageable pour l'emploi. » « Même si nous sommes opposés aux projets de réorganisation actuels d'Arcelor, ajoute-t-il, Mittal Steel ne propose aucune stratégie, si ce n'est de grossir : le groupe, très disparate, fabrique des produits à faible valeur ajoutée et ne possède aucune recherche. Le caractère familial du management nous gêne également. »

Guerre de communication

Se défendant bec et ongles contre cet assaut, la direction d'Arcelor (qui a repoussé, le 8 mai dernier, une offre de rapprochement amiable et déposé, deux jours plus tard, une plainte contre son rival) ne manque pas une occasion de mettre en avant son comité d'entreprise européen, son groupe mondial de dialogue social - qui englobe le Brésil et l'Argentine - ou encore son récent accord mondial sur la responsabilité sociale. Dans cette guerre de communication, Mittal Steel s'appuie, lui, sur le bilan social, plutôt positif, de ses usines françaises, rachetées à la fin des années 1990 à... Usinor (lire p. 22). Mais, remarque Pierre Coletti, de la FGMM-CFDT (métallurgie), « il évoque peu la situation de ses unités en Ukraine, en Roumanie, en Tchéquie ou au Mexique... »

Etude comparative

C'est pour tenter de voir au-delà des effets d'annonce que cette fédération a confié, début avril, au cabinet de conseil aux comités d'entreprise Syndex, une étude comparative sur la gouvernance des deux groupes, aux niveaux européen et international : projets industriels, responsabilité sociale d'entreprise, respect de l'environnement, accompagnement des reconversions... Les résultats sont attendus pour début juin. « D'ores et déjà, on a pu observer que les portes se sont ouvertes facilement chez Arcelor, alors que la direction de Mittal Europe n'a reçu nos experts que le 9 mai », souligne Pierre Coletti.

Nouveaux pays émergents

Si le projet d'OPA de Mittal reste inédit par son ampleur, il est emblématique d'une tendance à l'oeuvre depuis deux-trois ans : le développement à l'international des champions des nouveaux pays émergents (Inde et Chine en tête). « Entre 2001 et 2005, le nombre d'investissements internationaux réalisés par des entreprises indiennes est passé de 32 à 134, avec un montant global multiplié par 10 : de 400 millions de dollars à 4 milliards de dollars. La moitié de ces investissements se font en Europe, avec, toutefois, 35 % à destination du Royaume-Uni », souligne Jean-Joseph Boillot, ex-conseiller économique en Chine et en Inde, et auteur de L'économie de l'Inde, paru en mars dernier (1). Au premier trimestre 2006, d'après l'agence Invest in France, de Delhi, le chiffre atteignait déjà 1,5 milliard de dollars, pour 17 rachats. Ces chiffres restent comparables à ceux des investissements étrangers en Inde (5 milliards de dollars en 2005).

Phénomène récent

La situation est très différente en Chine : 8 milliards de dollars ont été investis à l'étranger par les entreprises locales en 2005, contre 3 milliards de dollars en 2003, et 5,5 milliards de dollars en 2004 (soit 50 % de croissance annuelle). A comparer aux 50 milliards de dollars d'investissements étrangers sur le territoire chinois. « Dans ce pays, le phénomène est encore plus récent qu'en Inde : c'est surtout depuis 2003-2004 que, devant les entrées massives de capitaux, les autorités chinoises ont autorisé plus largement les investissements à l'étranger », précise Françoise Lemoine, économiste au Cepii (Centre d'études prospectives et d'informations internationales). « Malgré la très forte croissance des investissements internationaux de la Chine, l'Europe n'est pas prioritaire, car elle ne possède pas de pétrole, souligne cependant Rémi Girardot, directeur de l'agence Invest in France, à Shanghai. L'accès aux matières premières est, en effet, l'une des principales motivations des entreprises chinoises qui s'implantent hors de Chine. De même, celles-ci sont intéressées par les technologies abandonnées par les entreprises occidentales : Lenovo a ainsi racheté, en 2005, les PC d'IBM (lire p. 20), TCL jetant son dévolu sur les télévisions Thomson.

Nouveaux débouchés

Mais, de plus en plus, c'est l'accès à de nouveaux débouchés qui motive les rachats. Dans ce cas, la position géographique de la France, au coeur des principaux marchés européens, est un atout. Le rachat de Marionnaud par le chinois de Hong Kong AS Watson (lire p.19) est une illustration de cette stratégie, de même que celui de la coopérative provençale Le Cabanon. Spécialisée dans la production de conserves de tomates, mais en forte difficulté économique, cette entreprise a été rachetée, en 2004, par le groupe chinois Chalkis (n°2 mondial de la tomate). Après avoir vendu un site dans le Gard, le nouveau propriétaire a décidé de réduire de manière drastique la production locale de tomates pour favoriser l'importation de concentré chinois, bien meilleur marché...

Acquisition de compétences

Du côté des entreprises indiennes, « leurs acquisitions en Europe ne visent pas tant à conquérir de nouveaux marchés qu'à acquérir des compétences et des technologies », observe Jean-Joseph Boillot. C'est notamment le cas dans le secteur de la pharmacie (Ranbaxy a acquis la division générique d'Aventis en 2004, tandis que Rhodia vient de céder son activité de synthèse à façon pour l'industrie pharmaceutique au groupe Shasun) : ces entreprises, qui se sont développées grâce à une législation sur les brevets très laxiste, devaient, en effet, anticiper sa disparition en renforçant leurs capacités de R & D. Mais surtout, insiste Prathik Malhotra, directeur de l'agence Invest in France de Delhi, « si les entrepreneurs indiens investissent à l'étranger, c'est qu'il est beaucoup plus rapide de racheter une entreprise que d'en créer une de toutes pièces, et qu'ils trouvent un bien meilleur rapport qualité-prix en Europe. En effet, nombre d'entreprises créées par les baby-boomers européens rencontrent aujourd'hui des problèmes de transmission, alors qu'en Inde, où les entreprises sont de réels objets patrimoniaux, destinés à être repris de pères en fils, des plans de succession, parfois sur trois générations, verrouillent l'entrée aux investisseurs externes ».

Bonne nouvelle

Newlogic Technologies, entreprise autrichienne dont le principal centre de R & D (65 salariés) est à Sophia-Antipolis (Alpes-Maritimes), se trouve dans cette situation : auparavant détenue à 75 % par son fondateur, elle a fait l'objet d'un rachat, fin décembre dernier, par la SSII indienne Wipro. « Pour les équipes concernées, ce rachat a été vécu comme une bonne nouvelle, assure Jacques Audoly, directeur général de Wipro Newlogic, à Sophia-Antipolis. Avant le rachat, nous souffrions d'une base financière insuffisante, et du départ de salariés, inquiets de la situation de l'entreprise. Avec l'arrivée de Wipro, nous avons pu réembaucher. »

Si la gestion quotidienne du personnel est assurée en France, toutes les démarches qui impliquent des décisions financières (y compris les embauches) nécessitent une autorisation du siège. « En matière de management, relate Jacques Audoly, les changements sont très progressifs : Wipro se montre sérieux dans sa démarche d'intégration. » Au fur et à mesure, de nouvelles procédures sont implantées, notamment en matière de contrôle et de reporting : « Elles sont beaucoup plus lourdes qu'avant, d'autant plus que certains salariés sophipolitains dépendent de managers situés à Bangalore, et inversement. » « Il ressort de leurs premières impressions qu'il est assez facile de travailler avec les Indiens, qui sont très ouverts à l'international et avec lesquels il existe peu de barrières culturelles, souligne Jacques Audoly. Mais, nous étions et restons une filiale d'un groupe étranger. Ce n'est donc pas un bouleversement. »

Si cette acquisition n'a pas donné lieu à des réductions d'effectifs, bien souvent, l'arrivée de propriétaires indiens ou chinois donne lieu à des décisions plus drastiques, comme chez Marionnaud, Lenovo ou au Cabanon. Sur le site Rhodia de Mulhouse, dont une partie de l'activité est reprise par Shasun, 48 emplois sont menacés. Quant à TTE (issu du rachat des téléviseurs Thomson par TCL), il a annoncé, le 11 mai dernier, la suppression de 50 postes sur 200 dans son siège européen de Boulogne-Billancourt (92). Un premier plan social, à l'usine d'Angers, avait été annoncé en 2005.

Mêmes stratégies

Pour Françoise Lemoine, du Cepii, « en matière de productivité et d'effectifs, les entreprises chinoises ou indiennes ont exactement les mêmes stratégies que leurs concurrentes occidentales. Parfois, elles ont intérêt à ce que la production soit localisée là où se trouve le marché, parfois non ».

« Ce ne sont pas des «sleeping partners», insiste, quant à lui, Jean-Joseph Boillot. Si les salariés français sont, en général, considérés comme très compétents, les patrons chinois ou indiens estiment, en revanche, que tant les mentalités que la culture d'entreprise et le business model français sont dépassés. Ils arrivent avec la volonté de les faire évoluer. »

(1) L'économie de l'Inde, collection Repère Economie, La Découverte, Paris, 2006.

L'essentiel

1 A l'image de Mittal ou de Lenovo, de plus en plus de groupes issus des nouveaux pays émergents s'implantent sur le continent européen en rachetant des concurrents locaux.

2 L'accès aux matières premières, aux technologies et aux marchés motive ces investissements. Des raisons auxquelles s'ajoute la difficulté, en Inde, d'acquérir des entreprises détenues, majoritairement, par un actionnariat familial.

3 L'arrivée de ces nouveaux propriétaires, bien résolus à imposer leur business model, se traduit souvent par des décisions drastiques en matière de ressources humaines.

Les pays développés en tête des investissements en France

Fin 2003 (1), 1,9 million de salariés français travaillaient dans une filiale de groupe étranger. Ce chiffre a été multiplié par 1,8 entre fin 1994 et fin 2003, tandis que, dans le même temps, le nombre de filiales sous contrôle étranger triplait.

Cette croissance est essentiellement due à l'acquisition de 9 000 sociétés (dont 70 % étaient auparavant indépendantes) par des groupes étrangers entre 1994 et 2003.

Les pays développés réalisent la quasi-totalité des investissements directs étrangers (IDE) : fin 2003, les groupes des pays de l'OCDE employaient 99 % des salariés de l'ensemble des groupes étrangers en France. Les Etats-Unis sont le premier investisseur et employaient 430 000 personnes fin 2003, soit près de 25 % du total.

La présence asiatique est essentiellement japonaise. Fin 2003, la Chine ne détenait qu'une vingtaine de filiales, employant 1 100 personnes.

Si plus de 50 % des salariés employés par des groupes étrangers travaillent dans l'industrie, la présence étrangère en France s'est fortement accrue dans le secteur tertiaire : entre 1993 et 2003, les emplois sous contrôle étranger ont été multipliés par 3,7 dans les services et par 2,8 dans le commerce.

(1) Les groupes étrangers en France, étude Insee Première n° 1069, mars 2006.

Auteur

  • Sandrine Franchet