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Le concept de «capacités» peut sauver le modèle social européen

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 28.03.2006 | Violette Queuniet

Le concept de «capacités», issu des travaux du prix Nobel Amartya Sen, fondé sur la liberté réelle des individus et sur l'esprit d'innovation de l'entreprise, pourrait être une alternative au modèle «tout libéral» actuellement à l'oeuvre en Europe.

E & C : Vous avez dirigé un ouvrage consacré au développement des capacités des hommes et des territoires en Europe. Que recouvre ce concept de «capacités» ?

Robert Salais : Un débat existe depuis longtemps dans les champs de l'économie sociale et de celle du bien-être pour savoir comment évaluer la situation sociale et économique des personnes. Le concept de «capacités», développé par le prix Nobel d'économie Amartya Sen, renvoie à la liberté réelle des individus, par rapport à la liberté formelle. Il fait valoir que l'évaluation par les revenus est nécessaire - pour mettre en oeuvre des politiques de redistribution afin de réduire les inégalités - mais pas suffisante. Ce qui compte, c'est : qu'est-ce que, concrètement, chaque personne peut arriver à faire, du point de vue de sa liberté de choix, avec les ressources qu'on lui donne ?

La capacité, c'est l'étendue de la liberté réelle de choix et d'action par rapport à des objectifs que nous valorisons tous : être libre de travailler et d'avoir des enfants, par exemple. On peut considérer que c'est un besoin fondamental. Dans les faits, ce n'est pas une réalité dans un pays comme l'Allemagne, par exemple, où il y a une incapacité des femmes à pouvoir à la fois travailler et avoir des enfants. Ce développement des capacités devrait être la voie de réforme des politiques sociales et des politiques d'emploi en Europe aujourd'hui.

E & C : Ce n'est pas la voie suivie actuellement en Europe. Comment un tel concept pourrait-il relancer le modèle social européen ?

R. S. : La logique de la politique européenne, en ce moment, est de libéraliser tous les marchés. Dans ce modèle, l'individu est libre, en fonction de ses revenus, de choisir ce qu'il veut, y compris de faire des mauvais choix. Cette conception est tragique pour les plus démunis puisqu'ils sont déclarés responsables de leur sort, alors qu'ils n'ont pas les moyens d'exercer leur liberté. Il faut changer d'étalon d'évaluation. Ce qui est fondamental dans la politique publique et dans la société, ce n'est pas la performance globale quantitative comme le taux d'emploi, par exemple, c'est de fixer le développement de l'être humain comme un but concret de l'action publique.

L'être humain est pris dans le sens de la personne - ce n'est pas l'individu au sens libéral - enracinée dans ses collectifs de travail, locaux, politiques, associatifs, familiaux, etc. C'est l'être humain dont la signification est le passage par la société.

Cette approche est partagée par certaines instances au niveau européen. La DG Emploi et Affaires sociales soutient des recherches telles que les nôtres, car elles fournissent des arguments en faveur du volet social de la législation européenne, qui donne des ressources nouvelles sur l'égalité hommes/femmes, sur les comités d'entreprise, sur la participation dans l'entreprise, etc. Car on en est à devoir défendre ce modèle ! Nous sommes dans un contexte difficile d'idéologie de simplification du droit au niveau européen.

Notre idée de fond est pourtant simple : le projet européen est politiquement gagnant si, par l'expérience vécue que nous en avons les uns et les autres, nous voyons que l'Europe intervient pour réformer le marché du travail, la politique sociale dans un sens qui va vers plus de capacités, plus de liberté réelle, de possibilités de choix. Arriver à démontrer cela est une question de vie ou de mort du projet européen. Si l'Europe n'a pas une voie innovatrice, socialement progressiste au-delà du discours, le projet politique européen est mort.

E & C : En quoi le concept de capacités peut-il intéresser la politique de RH d'une entreprise ?

R. S. : Dans l'économie de la production, l'approche par les capacités considère que la source de la compétitivité d'une entreprise réside non pas dans la réduction des coûts, mais, fondamentalement, dans sa capacité de travail, d'organisation et d'innovation. Qu'est-ce qui est le meilleur, à long terme, pour l'entreprise ? Comprimer toujours la masse de dépenses, voire comprimer l'emploi à la moindre difficulté ? Ou maintenir une stratégie de développement même dans les passages difficiles, stratégie qui passe par de l'investissement, de l'innovation, des nouveaux marchés et aussi les capacités humaines du collectif de travail. Si l'on veut continuer à avoir de la main-d'oeuvre en Europe, il faut accepter l'idée que celle-ci est plus chère, mais qu'elle a aussi plus de capacités et donc d'efficience individuelle et collective.

Tout récemment, Carlos Ghosn a fixé à Renault, qui traverse un passage difficile, un plan de développement et non pas un plan de restructuration. En investissant dans de nouveaux modèles, il investit dans la main-d'oeuvre. « Les restructurations, a-t-il dit, c'est quand on ne sait plus quoi faire. » C'est la preuve qu'il y a d'autres voies que la seule approche par les coûts. Pour des DRH, il peut y avoir un véritable enjeu à développer le budget social de l'entreprise, parce que c'est économiquement bon.

ses lectures

Inégalité revisitée, Amartya Sen, Le Seuil, 2000.

Un nouveau modèle économique, Amartya Sen, Odile Jacob, 2002.

parcours

Ancien élève de l'Ecole polytechnique, Robert Salais est professeur d'économie et directeur de recherches au CNRS et à l'Ecole normale supérieure de Cachan. Il est actuellement «fellow» au Wissenschaftskollege (Institut d'études avancées) de Berlin.

Il est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels : L'invention du chômage (PUF, 1999), en collaboration avec Nicolas Baverez et Bénédicte Reynaud, et Les mondes de la production, enquête sur l'identité économique de la France (éd. de l'EHESS, 1993), en collaboration avec Michael Storper.

Il dirige le programme de recherches européen Eurocap, réseau de 15 laboratoires dans sept pays. Les contributions de ce réseau sont réunies dans un ouvrage qui vient de paraître sous le titre Développer les capacités des hommes et des territoires en Europe (sous la direction de Robert Salais et de Robert Villeneuve, éd. Anact).

Auteur

  • Violette Queuniet