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Des salariés pris en tenaille entre autonomie et contrôle

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 03.01.2006 | Pauline Rabilloux

La montée en puissance d'un discours sur l'autonomie et la flexibilité cache en réalité une responsabilisation accrue du salarié dans la course à la performance : il n'a d'autre solution que d'en faire toujours plus.

E & C : Vous avez travaillé sur la comparaison des systèmes de production français et anglais. Quels enseignements en avez-vous tirés pour comprendre le marché du travail en France ?

Béatrice Appay : Travaillant en Angleterre, dès le début des années 1980, sur le système de l'apprentissage, j'ai très tôt été confrontée au fait que certaines grandes entreprises se servaient du contexte de la crise économique pour diminuer leurs effectifs, alors qu'elles affichaient des chiffres d'affaires et des bénéfices en hausse. Au cours des mêmes années, le gouvernement Thatcher organisait une réforme en profondeur de la formation destinée à ruiner l'influence des syndicats dans l'apprentissage et la formation professionnelle et à faire passer le système sous le contrôle du patronat.

En France, le processus a été sensiblement différent, tout en s'inscrivant dans le même type de tendance. Du point de vue des restructurations, cela a commencé plus tardivement. Concrètement, la démarche consiste à faire état de prévisions alarmistes pour légitimer aux yeux de l'opinion des attaques contre telle ou telle catégorie de salariés. Après les coupes sombres dans les effectifs d'exécution dans les années 1980, la déstabilisation s'est poursuivie par la population des cadres dans les années 1990. Aujourd'hui, les attaques ciblent de manière élective les fonctionnaires, accusés de coûter trop cher. Dans le même temps, on a assisté à une montée en puissance des discours sur l'autonomie, la flexibilité, les compétences... Les salariés sont, désormais, responsables de leur destin. Tout se passe comme si, dans un marché de plus en plus concurrentiel, il leur incombait d'assumer l'essentiel des risques.

E & C : A quels moyens l'entreprise a-t-elle eu recours pour ce faire ?

B. A. : Dans la logique capitaliste du siècle dernier, la petite entreprise semblait une espèce en voie de disparition. La tendance était à la concentration. Dans les années 1980, une rupture s'est produite, alors que la concentration continuait à progresser. Les PME ont retrouvé une place essentielle dans le tissu économique.

On s'est félicité du phénomène sans voir que la raison de ce renouveau ne tenait pas tant à la vitalité des PME qu'à l'attaque des marchés de niche, traditionnellement réservés aux PME, et à l'enclenchement des politiques de sous-traitance et d'externalisation dans les grands groupes. Ceux-ci ont commencé à externaliser une grande partie de leur production à des entreprises qui, elles-mêmes, externalisent une partie de leur production auprès de plus petites, et ainsi de suite, jusqu'aux travailleurs indépendants ou employés au noir.

En théorie, toutes ces entreprises entretiennent des relations de partenariat et sont donc sur un pied d'égalité. Dans la pratique, le système est fortement hiérarchisé par les grandes entreprises donneuses d'ordres. En interne, on a pu observer, de la même manière, une forte tendance à la responsabilisation des salariés dans leur employabilité, dans les résultats de l'entreprise et même dans la pérennité de leur emploi.

Corrélativement, étaient exaltées les valeurs de l'individualisme au fondement de la démocratie. De plus en plus de travailleurs «responsables» se devaient d'être autonomes dans leurs initiatives, compétents, flexibles, mobiles, etc. Un discours séduisant, mais qui recouvre une réalité qui l'est moins. C'est ce que j'ai appelé «l'autonomie contrôlée», pour montrer qu'en fait, il s'agit d'un concept hautement contradictoire. L'entreprise laisse l'individu libre des moyens, mais elle ne cesse d'exiger plus de performances dans les résultats. Dans ce système, «l'acteur autonome», que ce soit un individu ou une organisation, en vient à exécuter des ordres qu'il n'a pas reçus.

E & C : Quelles sont, aujourd'hui, les perspectives ?

B. A. : La prise en tenaille des salariés entre l'autonomie et le contrôle se resserre. En France, le secteur de la grande distribution éclaire les évolutions à venir. Deux types de salariés se dessinent. D'un côté, ceux que j'ai appelés «les époux de l'entreprise», souvent diplômés, qui ne comptent pas leurs heures pour être promus et demeurer à des postes de responsabilité, où ils finissent par travailler pour un salaire horaire inférieur au Smic tant le nombre d'heures effectuées est extensible. De l'autre, les personnes, souvent des femmes, à temps partiel, qui glanent de l'entreprise des bouts d'heures de travail et des bouts de salaire, sans aucune maîtrise de leur emploi du temps. Plus généralement et tous secteurs confondus, il semble que l'on assiste non tant à la montée du travail précaire qu'à la précarisation même du travail. Quel que soit leur contrat, tous les salariés ont à jongler avec les risques de perte de leur emploi, la pression du chômage et des horaires, dont ils ne maîtrisent souvent ni la quantité ni la répartition, et ce, malgré les 35 heures.

Dans le même temps, dans la sphère politique, la rançon de cette insécurité sociale tend à favoriser tous les discours et les pratiques sécuritaires : le prix de la «dictature du succès».

Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, R. Castel et C. Haroche, Fayard, 2001.

L'action contrainte, C. Courpasson, PUF, 2000.

La chaîne invisible, J.-P. Durand, Seuil, 2004.

parcours

Béatrice Appay est sociologue du travail et chercheur au CNRS. Elle a publié une thèse sur l'apprentissage, en comparant les systèmes anglais et français pendant la décennie Thatcher.

Elle s'apprête à étudier les rapports entre la concentration économique et l'individualisation du travail aux Etats-Unis.

Elle a également piloté l'action scientifique fédérative du CNRS sur la précarisation sociale, en coopération avec l'Inserm, et codirigé l'ouvrage Précarisation sociale, travail et santé (Iresco-Cnrs, 1997).

Elle vient de publier La dictature du succès (L'Harmattan).

Auteur

  • Pauline Rabilloux