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L'entreprise de toutes les tribus

Enquête | publié le : 12.07.2005 | Guillaume Le Nagard

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L'entreprise de toutes les tribus

Crédit photo Guillaume Le Nagard

Bienvenue aux clubs ! Les cercles et communautés de toute nature, officiels ou pas, s'implantent dans les entreprises, aux côtés des réseaux d'anciens élèves. Ces communautés d'appartenance, souvent construites sur la revendication d'une identité, peuvent être utiles aux entreprises qui, dans les années 1980, avaient tenté, sans succès, d'imposer leur propre culture.

Clubs, associations, cercles, communautés ou encore tribus, clans, baronnies : officieux ou reconnus, sollicités ou ignorés par les managers, les réseaux se multiplient au sein des entreprises. Les associations d'anciens de grandes écoles, en particulier Polytechnique, l'ENA et HEC, ou des grands corps d'Etat, ont favorisé depuis des lustres un renouvellement homogène des élites économiques, mais de nouveaux réseaux fondés sur des choix de vie à l'extérieur de l'entreprise ou sur la perception de discriminations qu'il devenait urgent de combattre, s'activent aussi, désormais, au coeur des organisations. C'est ainsi que General Electric, France Telecom ou Accenture soutiennent en leur sein un réseau de femmes travaillant à faire progresser l'égalité des chances, et permettant aux salariées de faire du networking, lors de débats et de petits déjeuners à thème.

Pour la prévention et contre l'homophobie

Les associations gays et lesbiennes, souvent influentes aux Etats-Unis, s'implantent aussi, aujourd'hui, dans les entreprises hexagonales comme la SNCF, Air France ou encore, depuis le 17 juin dernier, PSA Peugeot Citroën. Leurs adhérents demandent à leurs employeurs de les aider en matière de prévention contre les MST, de rester vigilants sur la question des discriminations et de l'homophobie et d'assurer l'égalité des droits, par exemple en matière de prévoyance pour les conjoints pacsés. Homosexuel, chrétien, Breton, femme, amateur de rugby ou de football... Dans certaines très grandes entreprises, il existe même un réseau, souvent officiel, pour chacun d'entre eux. Sans compter les associations interentreprises.

Processus d'effacement

Nicolas Flamant, directeur des études à Entreprise & Personnel, voit aussi dans cette floraison de communautés d'appartenance l'aboutissement d'un processus d'effacement des grandes cultures du travail : « Les grandes catégories socioprofessionnelles, propres à construire une identité collective - cadres ou classe ouvrière - au sein de l'entreprise, se sont effacées au gré de l'évolution des métiers et des organisations. Dans les années 1980, on avait déja tenté de relativiser ces catégories professionnelles au profit d'une «culture d'entreprise». L'échec de l'entreprise comme communauté d'appartenance, d'une part, et l'individualisation des rapports sociaux dans la société, d'autre part, ont favorisé l'expression de nouvelles identités possibles pour les salariés. »

Bien sûr, il existe encore des exceptions, autour de métiers très structurants, voire corporatistes, comme les informaticiens ou, plus encore, les croupiers de casino (lire p. 22). Idem pour des sociétés ayant des cultures fortes et anciennes, comme L'Oréal ou Danone. Néanmoins, les entreprises sont devenues plus poreuses aux manifestations identitaires : « Nous sommes des salariés, mais aussi des citoyens. »

Work life balance

L'intrusion des 35 heures a favorisé ce nouvel équilibre, tout comme celui de la work life balance dans les pays nordiques ou en Grande-Bretagne, tandis qu'aux Etats-Unis, le traitement de cette articulation s'est opéré autour de l'interdiction des discriminations, sanctionnées pénalement. « Les réseaux ont toujours existé, mais aujourd'hui, ils sont devenus incontournables, avec une fonction d'affichage, selon Jean-Louis Müller, consultant de la Cegos. C'est une nouvelle assurance vie dans l'entreprise. La précédente reposait sur les seules compétences, celle-ci y ajoute une notion identitaire. D'ailleurs, en offre de formation, le label «club» attire de plus en plus, sur des thèmes très divers ».

Avantages et servitudes

Le fonctionnement en réseau séduit désormais jusqu'aux anciens de formations continues, des étudiants du master de management jusqu'aux stagiaires de séminaires cadres dirigeants. Pour ceux qui l'intègrent, le réseau a ses avantages et ses servitudes. Régis Fildier, chargé, au sein de la commission carrière des anciens d'HEC, d'une démarche spécifique aux plus de 45 ans, le sait bien : « Faire du réseau, c'est transférer sa propre crédibilité sur quelqu'un d'autre, explique-t-il. C'est dangereux. Ainsi, je ne recommanderais pas quelqu'un dont le projet ne me semble pas tenir la route, fut-il un HEC, par exemple. Un réseau personnel ne peut avoir un bon rendement que si l'on filtre. D'autre part, il faut le constituer et l'entretenir bien avant d'en avoir besoin. » Pour lui, l'entretien du réseau fait d'ailleurs partie des savoir-faire du manager et lui permet de construire son employabilité, notamment entre 35 et 45 ans : « Il faut constituer son offre de compétences, mais aussi son réseau pour la vendre. »

A cette condition, certains réseaux sont d'une efficacité redoutable. Celui des anciens d'HEC est connu pour répercuter très rapidement les opportunités d'emploi auprès de ses membres et leur permettre de se positionner sur le marché caché de l'emploi avec une longueur d'avance sur les candidats lambda.

Progression de la diversité

Pour les entreprises, et notamment pour leur DRH, à quoi servent les réseaux ? Dans le cas des associations de femmes ou d'homosexuels, par exemple, à faire progresser les dossiers sur la diversité. La fonction des réseaux qui ne s'affichent pas est différente. « La culture spécifique de l'entreprise définit des fonctions nobles et des fonctions roturières, explique Eric Delavallée, ancien consultant d'Entreprise & Personnel, aujourd'hui à la tête du groupe de presse et d'édition Le Particulier. Les fonctions nobles se constituent en réseaux, autour desquels se structurent les rapports de pouvoir et le système de carrières et de promotions. »

Ainsi, la voie royale vers le top management passe généralement par les laboratoires dans les entreprises de télécommunications, par le marketing, chez L'Oréal. « Ce n'est pas explicite, mais chacun l'a intégré, juge Eric Delavallée. La culture n'est pas sur les murs mais dans les murs. »

Pour l'entreprise, ce fonctionnement en réseau permet de structurer une filière d'excellence. Par exemple, chez Fives-Lille, société d'ingénierie et de TP, l'effet réseau est recherché autour de la fonction financière : un recrutement homogène (grandes écoles de commerce et cabinets d'audit), des séminaires internes, des rencontres entre financiers des différentes filiales, des formations spécifiques... « Après quelques années au contrôle de gestion, ces profils peuvent prendre une responsabilité en filiale, indique Paule Viallon, DRH du groupe. Ils ont la confiance de la direction financière, partagent des méthodes, des outils et une idée de la fonction. »

Pour les ingénieurs, plus nombreux, le réseau n'est pas suscité par l'entreprise. Mais des affinités plus souterraines existent à coup sûr, par exemple entre les «gadzarts», c'est-à-dire les Arts et métiers, très représentés dans l'entreprise. « Le rôle du DRH est surtout d'identifier ces réseaux, de comprendre comment ils fonctionnent, poursuit Paule Viallon. Ils peuvent être très utiles en termes de réactivité pour l'entreprise. Mais il faut pouvoir aussi s'expliquer telle réaction ou tel dysfonctionnement, par exemple entre anciens d'écoles différentes. La frontière est parfois difficile à déterminer entre réseau dynamique et esprit de corps handicapant. »

Processus d'intégration

L'affaiblissement de l'entreprise comme entité et comme communauté unique d'appartenance devra sans doute conduire à retravailler sur les processus d'intégration sur des périmètres plus différenciés qu'autrefois, autour du métier, de l'équipe de travail, du site... Pour éviter de laisser s'exprimer des catégories corporatistes, de genre, de culture, d'origine ou de génération, par exemple. Dans ce cas, la multiplication des réseaux et des groupes d'influences deviendrait à coup sûr plus contre-productive qu'efficace.

L'essentiel

1 Les cultures de classes ou de métiers, tout comme feu la culture d'entreprise, laissent place à de nouvelle formes d'appartenance, plus identitaires.

2 Pour les entreprises, les réseaux peuvent être utiles à forger des solidarités, des cultures de métier ou de fonction avec un recrutement et des profils homogènes, ou à faire progresser la diversité.

3 Mais les DRH devront aussi identifier les réseaux plus souterrains, comprendre les dysfonctionnements qu'ils peuvent générer et imaginer de nouveaux modes d'intégration à l'entreprise.

Auteur

  • Guillaume Le Nagard