Il n'y a pas que la canicule pour s'énerver. Il y a plein d'autres occasions. Par exemple l'idée qu'on se fait du temps qu'on consacre aux autres en regard du temps qu'on leur ponctionne.
Regardons de plus près.
J'essaie de joindre un décideur important dans la gestion du processus qu'on m'a confié.
Je n'ai décidé, cette fois, ni du processus ni de l'interlocuteur, mais c'est comme ça : il faut que ce grand homme s'insère dans le calendrier des consultations qui contribuent à « prendre une bonne décision dans le respect de nos habitudes de consensus » Sic. (Sic, c'est pour dire que si les décisions prises en groupe étaient toujours meilleures que celles prises après une bonne réflexion, même solitaire, ça se saurait. Mais je m'égare. On reparlera de cet énervement-là une autre fois...).
J'essaie donc de joindre le grand homme.
Le cerbère qui le protège est suspicieux : qui suis-je ? De la part de qui ? C'est pourquoi ? C'est urgent ? J'ai droit à un interrogatoire en règle : Monsieur est occupé ; son agenda est très chargé ; il a des réunions importantes ; etc., etc.
La routine. Là encore, ne pas s'énerver en se trompant de cible : quelqu'un dont le patron arrive à lui faire croire que tout ce qu'il fait relève de la plus haute importance stratégique est plus à plaindre qu'à blâmer. Sans compter qu'il peut arriver qu'on soit, en effet, très occupé, c'est vrai.
Je prend donc patience. Après beaucoup de relances, j'obtiens mon rendez vous.
L'homme est affable. Bien mieux disposé pour ce projet que je l'avais bêtement supposé.
« Mais c'est une très bonne idée. Je suis tout à fait d'accord. On devrait d'ailleurs impliquer davantage tous les contributeurs du projet. Je crois que vous pourriez augmenter le nombre de réunions prévues pour le niveau des techniciens. Il faut qu'ils comprennent que le projet est important. Et quoi de plus symbolique que de prévoir d'y passer plus de temps, hein ? »
Alors là, il m'épate. Je me lance.
Pourra-t-il s'impliquer personnellement autant que les équipes qu'il propose de solliciter davantage ? « Ah, ce serait bien, c'est sûr. Mais je mène d'autres projets de front. Ce ne sera sans doute pas possible, malheureusement. »
Classique. J'appelle ça «retourner le sablier».
En clair, c'est le temps de l'autre qui peut s'écouler, pas le mien. Considérer que le temps des personnes qu'on manage est plus élastique que son temps personnel relève de la supercherie. Et pour tout dire, de l'abus de position dominante. C'est la forme la plus archaïque de la «pulsion hiérarchique», celle qui détruit la confiance et rend nos relations de travail inefficaces.
Pierre-Loïc Chantereau <
