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« L'entreprise impose ses valeurs morales aux salariés »

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 24.05.2005 | Rodolphe Helderlé

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« L'entreprise impose ses valeurs morales aux salariés »

Crédit photo Rodolphe Helderlé

L'entreprise grignote peu à peu les valeurs morales de notre société et les détourne. De nombreuses chartes et autres codes éthiques d'entreprise font référence aux valeurs de liberté, de solidarité, de progrès... Cette évolution n'a rien de naturel et met en péril le vrai lien social.

E & C : Les valeurs morales traditionnellement portées par tout citoyen vertueux sont, selon vous, de plus en plus assimilées et détournées par l'entreprise. Quels en sont les signes ?

Danièle Linhart : Les références à des valeurs comme la liberté, la solidarité, l'intégrité ou encore le progrès sont largement répandues dans les chartes et autres codes d'éthique qui foisonnent dans les grandes entreprises. Il y a comme une volonté de «privatisation» de ces valeurs qui sont avant tout citoyennes. Elles ne sont pas que des mots vides de sens. Au quotidien, cela se traduit par des pratiques managériales qui visent à créer les conditions d'un engagement total du salarié vertueux, qui se doit de rechercher l'excellence par une loyauté, une disponibilité et un dévouement complet à l'égard de son entreprise. C'est une façon, pour elle, d'en demander davantage à ses collaborateurs. Le salarié vertueux est forcément un citoyen vertueux. La morale de l'entreprise se substitue à celle du corps social.

E & C : Cette psychologie de l'engagement se caractérise par un changement radical des modes d'évaluation des salariés. Entendez-vous que la responsabilisation individuelle n'est pas librement consentie ?

D. L. : Il est symptomatique de voir des entreprises demander à leurs collaborateurs de définir eux-mêmes leurs objectifs. Il appartient au salarié de deviner ce qu'attend de lui sa hiérarchie. Voilà bien la meilleure des façons de gagner en productivité et de tendre vers un engagement total en créant un climat de préoccupation permanente. Au-delà des apparences et sous couvert d'une argumentation des directions sur le registre de la responsabilisation individuelle, les choix du salarié ne sont pas librement consentis. Cette insidieuse pression contribue à augmenter l'absentéisme et conduit, dans les cas extrêmes, à des burn out.

Les salariés ne sont pas dupes mais ils sont contraints d'accepter les règles tacites de ce jeu dangereux, facilité à la fois par une individualisation systématique et un travail de plus en plus abstrait. Le management parvient à mobiliser la subjectivité du salarié. Il est aujourd'hui de l'ordre de l'évidence pour un dirigeant de penser que les salariés doivent être les militants inconditionnels de l'entreprise. Et cela, pas simplement pendant le temps de travail officiel.

E & C : Quelles sont, justement, les incidences de cet engagement total sur la vie privée ?

D. L. : La distinction entre vie privée et vie professionnelle devient de moins en moins significative. Les entreprises facilitent l'engagement total de leurs collaborateurs en permettant un transfert au bureau des activités extra-professionnelles. Cela passe par des services de pressing au bureau, le cofinancement des frais de garde des enfants ou l'ouverture de crèches en interne. Autoriser les salariés à utiliser l'accès Internet pour des usages qui n'ont rien de professionnel s'inscrit tout autant dans cette logique.

Aux Etats-Unis, des entreprises proposent à leurs salariés célibataires les services d'agences de rencontres spécialisées pour les cadres surmenés qui n'ont plus le temps de sortir. C'est révélateur des dérèglements qui découlent de cet engagement total réclamé par l'entreprise. Les clauses de mobilité qui agrémentent de plus en plus les contrats de travail ont des incidences sur la scolarisation des enfants. De même, les plannings qui changent d'une semaine sur l'autre ne sont pas synonymes de stabilité dans la vie familiale. Au final, le salarié perd ses racines. Cannibalisée par la vie professionnelle, la vie privée ne permet plus de faire tampon avec les incertitudes du travail.

E & C : Au-delà du surmenage et du dérèglement de la vie privée, quels sont les risques inhérents à cet engagement total des salariés ?

D. L. : Les dirigeants cultivent le culte de l'excellence. Il n'y a de la place que pour les salariés qui excellent. Il n'y en a plus pour la transgression, or, c'est pourtant bien le moteur de la véritable innovation. Le salarié qui n'est pas au niveau n'est pas vertueux. Cela signifie donc qu'il n'y a pas de la place pour tout le monde. Le principe qui consiste à dire que chacun doit travailler pour gagner sa vie se trouve remis en cause.

Aujourd'hui, l'inconscient collectif a vite fait d'assimiler la personne qui n'a pas de travail à une personne qui n'a pas de qualités. Pis encore, la personne qui ne travaille pas n'a plus de valeurs morales puisque l'entreprise prétend être le lieu incontournable de leur mise en oeuvre. L'excellence professionnelle devient, ainsi, citoyenne. Tout cela relève d'une construction sociale. C'est le résultat d'une stratégie. Il n'y a rien de naturel dans cette évolution. Il faut déconstruire ce mode de représentation de l'entreprise. La société civile doit faire rempart pour limiter ce pouvoir croissant, qui procède par grignotage. Loin du paternalisme, l'entreprise tend à s'approprier, aujourd'hui, la subjectivité de ses collaborateurs en jouant sur les valeurs.

Tuta Blu (Bleu de travail), Tommaso Di Ciaula, Actes Sud, 2002.

Mon CV dans ta gueule, Alain Wegscheider, J'ai Lu, 1998.

Le naufragé, Thomas Bernhard, Gallimard, 1986.

parcours

Sociologue et directrice de recherche au CNRS, Danièle Linhart mène ses réflexions dans le cadre du groupe travail et mobilité de l'université Paris-10.

Elle a copublié, avec Aimée Moutet, Le travail nous est compté (Ed. La Découverte, 2005). Et, avec Jean-Pierre Durand, Les ressorts de la mobilisation au travail (Ed. Octares, 2005).

Auteur

  • Rodolphe Helderlé