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Le harcèlement moral résulte d'un conflit de normes

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 12.04.2005 | Violette Queuniet

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Le harcèlement moral résulte d'un conflit de normes

Crédit photo Violette Queuniet

La notion de harcèlement moral a donné un nom à la souffrance que vivent bien des salariés. Mais elle individualise et psychologise des conflits qui, dans la très grande majorité des cas, relèvent de l'organisation du travail.

E & C : L'explication par le harcèlement moral des souffrances que les salariés éprouvent au travail vous semble inappropriée dans la plupart des cas. Pourquoi ?

Philippe Davezies : Tous les cliniciens du travail s'accordent sur deux grandes tendances qui caractérisent le travail aujourd'hui et qui contribuent à l'émergence des pathologies : l'intensification du travail, l'augmentation extrêmement sensible des pressions, qu'on trouve partout, dans les entreprises exposées au marché mondial, mais aussi dans les collectivités territoriales, les ONG, les associations, etc., et, d'autre part, un mouvement extrêmement prononcé d'individualisation du rapport au travail. En termes de pathologies, le tableau standard des souffrances au travail présente deux modalités : soit les personnes ont des TMS (troubles musculo-squelettiques), soit elles évoluent sur des tableaux anxio-dépressifs qui ont cette particularité d'être accompagnés d'une très grande désorientation. Ce sont des personnes qui ne comprennent plus ce qui leur arrive. Elles réalisent un travail qu'elles estiment correct et sont sanctionnées sans cesse négativement. Les chefs leur imposent des normes de qualité tout en les mettant en situation de ne pas pouvoir réaliser un travail de qualité. Le salarié entend «bonne qualité» alors que, pour le management, la qualité est relative, c'est celle du marché.

On retrouve ces situations à profusion dans le monde du travail. C'est ce que ne voit pas le clinicien extérieur, qui pense que le travail est structuré par une logique cohérente alors qu'il est traversé de contradictions. Du coup, puisque ce que lui décrit le patient sort de la logique commune, il voit un pervers et une victime là où il y a, en réalité, des conflits de normes : d'un côté, des normes de métier portées par les salariés, de l'autre, des normes de marché portées par le management. Dans l'immense majorité des cas, les gens ne s'affrontent pas sur des problèmes de personnes, mais autour de désaccords sur la façon de traiter les questions du travail. D'ailleurs, les théoriciens du harcèlement moral eux-mêmes s'accordent pour dire que tous les harcelés ont pour point commun d'aimer leur travail. Mais ils n'en tirent aucune conclusion.

Ce qui produit la souffrance, c'est que le conflit est vécu individuellement, car les repères communs permettant de définir un bon travail n'existent plus, alors que le discours du management est, lui, très structuré et argumenté. Les gens tombent malades à cause de problèmes collectifs d'organisation du travail qui ne trouvent pas d'issue dans le débat social, et c'est justement parce qu'ils portent cela comme un problème personnel qu'ils tombent malades !

E & C : Qu'est-ce qui explique le succès de la notion de harcèlement moral ?

Ph. D. : Ce qui a été fascinant, pour les salariés, c'est de pouvoir dire que les pressions sont illégitimes alors qu'ils avaient, jusque-là, une très grande difficulté à le dire. Lorsque des personnes qui manifestent des troubles anxio-dépressifs sans comprendre pourquoi se voient, d'un coup, proposer un canevas d'interprétation, un modèle qui a un air de rationalité, cela apporte de la cohérence à leur vécu. Dans le même temps, s'est produit un phénomène qui dépasse largement la question du harcèlement moral : le développement de la victimologie. Un phénomène en lien avec l'individualisation de la société et la judiciarisation des modes de traitement. La question du harcèlement présente les caractéristiques de tous les développements victimologiques : il ne provient pas de la clinique mais est produit par la société, les associations... Le diagnostic du harcèlement moral fait donc, du jour au lendemain, accéder les gens au statut de victime de quelqu'un qui leur est montré comme un pervers. Le problème, c'est que fabriquer des victimes se justifie s'il y a, derrière, une reconnaissance par la justice. Or, le gros des troupes des personnes harcelées n'est jamais reconnu par le tribunal, perd son travail et va présenter des séquelles traumatiques. Il y a donc un vrai problème de prise en charge de ces personnes.

E & C : Précisément, comment prendre en charge autrement les phénomènes de souffrance au travail ?

Ph. D. : Il faut se dégager des explications psychologiques. Le problème auquel on est confronté n'est pas individuel, mais collectif. Aujourd'hui, on constate d'ailleurs un reflux de la notion du harcèlement, avec l'idée qu'il faut reprendre ces questions-là en termes d'organisation du travail, de mise en forme de la conflictualité. Mais c'est, pour l'instant, sans solution : les modalités de mise en forme de la conflictualité sociale sont, aujourd'hui, en grande partie à inventer.

Au quotidien, de plus en plus de médecins du travail ont l'idée que la consultation est le lieu où les salariés peuvent jouer à blanc la question du débat social. Ils peuvent les aider à expliquer une situation qu'ils ne s'expliquaient pas eux-mêmes avant. Mais il reste à construire des outils qui permettent de ramener au collectif et au débat social des conflits qui se jouent dans des formes extrêmement individualisées.

La fonction psychologique du travail, Yves Clot, PUF, 2004.

Travail, usure mentale, Christophe Dejours, Bayard Culture, 2000.

L'Ethique, Baruch Spinoza, Garnier-Flammarion.

parcours

Enseignant-chercheur en médecine et santé au travail à l'université de Lyon-1, Philippe Davezies a d'abord été médecin du travail. Il a enseigné l'ergonomie au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers) et a participé à la mise en place du laboratoire de psychologie du travail dans cet établissement.

Il est l'auteur d'articles sur la santé au travail, parmi lesquels : Evolution des organisations du travail et atteintes à la santé (Travailler, 3, 1999) ; L'actualité du stress professionnel (in Baumann & Thurin, Stress et pathologies, Flammarion, 2003) ; Les impasses du harcèlement moral (Revue Cadres-CFDT, n° 413, janvier 2005).

Auteur

  • Violette Queuniet