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Rendre visible le coût réel des maladies et accidents du travail

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 22.02.2005 | Gina de Rosa

La pénibilité du travail est en croissance. La mise en évidence des coûts indirects des accidents et maladies, qui impactent la performance des entreprises, mais aussi un contrôle plus «policier» pourraient inciter les employeurs à faire plus de prévention.

E & C : Vous venez d'être primé pour Les désordres du travail (1), qui soutient que les nouveaux modes de production démultiplient la pénibilité. Quels sont ces désordres ?

Philippe Askenazy : La source clé des nouvelles pénibilités vient du fait qu'on a cru que la tertiarisation de l'économie tendait vers une substitution des pénibilités mentales aux pénibilités physiques. Alors que les travaux des chercheurs et les statistiques démontrent qu'on se trouve dans une situation de cumul de contraintes. Dans les services, qui avaient l'apanage de la charge mentale, la recherche de flexibilité a augmenté la pénibilité physique. Dans l'industrie, l'image du client est désormais omniprésente pour les ouvriers. On cherche une utilisation de l'humain dans toutes ses dimensions, à la fois cognitives et physiques. Cela a agi sur la santé et la sécurité des salariés. Et, de fait, sur leur motivation et sur le taux d'absentéisme. Laisser dériver ce «système» est une aberration économique, car cela se traduit par une perte de performance pour l'entreprise.

E & C : Les employeurs ont-ils pris la mesure des coûts des accidents du travail et des maladies professionnelles ?

P. A. : Les employeurs ne supportent qu'une partie de ce coût. Il représente, aujourd'hui, près de 10 milliards d'euros pour les entreprises. Il faut tripler ce chiffre pour obtenir une bonne approximation du coût réel. Sans compter tous les coûts indirects : remplacement du salarié, désorganisation du service..., qui sont nettement plus complexes à évaluer. Notre système de tarification est opaque. De fait, il comporte quelques perversions. Les PME versent des cotisations AT/MP mutualisées. Il n'y pas d'incitation individuelle. Les grandes entreprises, elles, ont une tarification individualisée, en fonction de leur sinistralité. Elles pourraient choisir de faire plus de prévention, mais elles ont tendance à sous-traiter le risque - leurs activités dangereuses - aux PME, qui sont prêtes à le supporter, puisqu'elles paient un tarif constant (2).

E & C : Le coût des actions de prévention est-il le seul frein à leur développement ?

P. A. : Concernant la prévention, l'entreprise doit faire un choix rationnel coûts/avantages. Du côté des coûts, il faut faire la balance entre ceux de la prévention et ceux de la dégradation des conditions de travail. En France, du fait de la mutualisation des cotisations, de ce report des risques vers les PME, la balance penche plutôt vers «ne pas faire de prévention». La solution est d'augmenter la visibilité des coûts totaux pour les entreprises, car elles sont loin d'avoir réalisé une véritable estimation des coûts indirects qui pèsent sur elles.

Il existe des outils de gestion des coûts de santé et de sécurité au travail, largement utilisés dans les pays scandinaves et anglo-saxons, mais pas du tout en France. Or, ils mettent en évidence des coûts indirects considérables. Il faut interpeller les directions pour qu'elles se penchent sur ce problème et voient les pertes de performance qu'il induit. En France, un des pays qui a la plus forte sinistralité au travail (à part l'Espagne) - trois fois plus qu'en Finlande et 50 % de plus qu'aux Etats-Unis -, il existe des marges de manoeuvre importantes. Une réflexion sur ce thème montrerait que, finalement, la prévention ne coûte pas si cher, vu les gains qu'elle peut représenter par ailleurs.

E & C : Vous soutenez que « par une réflexion et des investissements dans leur organisation, les entreprises peuvent significativement réduire la pénibilité ». Quels sont-ils ?

P. A. : Pour débuter une véritable réflexion sur la prévention, la porte d'entrée est, notamment, d'introduire un intervenant extérieur, avec une approche gestionnaire et ergonomique au sens large, afin de réfléchir à l'organisation du travail et la remettre à plat. L'élément essentiel est de réaliser, à côté d'une démarche qualité, une démarche de qualité de vie au travail, en mettant ces deux objectifs au même niveau. Le risque, après des interventions ergonomiques, est que, d'un côté, on améliore les conditions de travail et que, de l'autre, on en profite pour augmenter la productivité. Il faut allier les performances de l'entreprise et la qualité de vie au travail. Il n'y a aucune raison que la France ne puisse pas le faire, comme les pays scandinaves ou les Etats-Unis. En France, on se gausse d'une situation qui serait favorable aux salariés. Or, ce n'est pas le cas. Et c'est un problème culturel.

Outre-Atlantique, par exemple, existe un plus grand respect de la réglementation hygiène et sécurité, car il y a une vision policière de la question. En France, le monde de l'entreprise «laisse faire», même si on a une inspection du travail. Aux EtatsUnis, les inspecteurs sont des officiers de santé et de sécurité. Ils ont le droit d'infliger une amende immédiate aux entreprises. C'est la conception «radar automobile». Il n'est pas anormal qu'une PME d'une centaine de salariés se retrouve avec une amende d'un million de dollars suite à une inspection. La France a une réglementation pas moins rigide que dans d'autres pays, mais elle est peu appliquée. C'est le même principe que pour les chauffards. Il manque une police qui change le comportement des employeurs.

(1) Prix du livre d'économie du Sénat.

(2) Lire l'enquête d'Entreprise & Carrières n° 750.

L'ergonomie et les chiffres de la santé au travail, Serge Volkoff, Octares, 2005.

The Diversity of Modern Capitalism, Oxford University Press, Bruno Amable, Oxford, 2004.

Low-Wage America, Appelbaum E. et al., Russell Sage Foundation, New York, 2004.

parcours

Docteur en économie politique de l'EHESS et agrégé de mathématiques, Philippe Askenazy est économiste, chargé de recherche au CNRS et chercheur au Cepremap (Centre pour la recherche en économie et ses applications).

Il a publié plusieurs articles et ouvrages, dont Les désordres du travail-Enquête sur le nouveau productivisme (Seuil, 2004), qui a obtenu, le 22 janvier, le Prix du livre d'économie du Sénat.

Il vient de rendre un rapport au Plan intitulé Santé et sécurité au travail, quelques éclairages économiques et internationaux.

Auteur

  • Gina de Rosa