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« L'entreprise souffre de désirs inconciliables »

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 04.01.2005 | Violette Queuniet

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« L'entreprise souffre de désirs inconciliables »

Crédit photo Violette Queuniet

Les dirigeants ne croient qu'aux processus et aux règles, les salariés veulent de la reconnaissance en tant que personnes : face à ces désirs contradictoires, l'entreprise connaît souvent des ratés et la défiance s'installe. S'engager sur la voie de la «culture apprenante» est une solution pour dépasser ces blocages.

E & C : Vous développez l'idée que la crise de confiance entre les salariés et les dirigeants résulte d'un conflit de désirs plutôt que d'un conflits d'intérêts. Pourquoi ?

Gérard Pavy : Pour atteindre ses résultats, le dirigeant doit pouvoir s'engager vis-à-vis de partenaires extérieurs (la Bourse, les actionnaires) sur des résultats. Il faut donc mettre dans l'entreprise de la prévisibilité afin de garantir le lien entre l'annonce et la réalité. Le dirigeant aime croire que tout s'y passe selon les mécanismes bien rodés d'une machine. Cela le mène - et Michel Crozier l'avait déjà développé - à la «non-écoute». Un dirigeant ou simplement un manager - cela peut descendre très bas dans la ligne hiérarchique - n'a pas intérêt à écouter. Car c'est écouter les problèmes qui lui remontent et qui lui prouvent que la machine ne tourne pas tout à fait rond. Or, il veut qu'elle fonctionne comme prévu.

De l'autre côté, pour le n-1, cadre ou salarié, l'attente principale est la reconnaissance : être reconnu pour ce qu'il ou elle est, en tant que personne réalisant des choses, en tant que personne unique. Et c'est précisément quand la machine ne tourne pas rond que le salarié peut montrer qu'il a réussi à régler un problème, à livrer un produit à temps, à satisfaire un client en dépit du dysfonctionnement.

Le désir du salarié trouve donc sa solution dans les failles de la machine, tandis que le désir du manager trouve sa solution dans le fait que la machine tourne bien. Plus l'un accomplit son désir, plus il marche sur les pieds de l'autre. C'est le point de départ de l'incompréhension dans l'entreprise.

E & C : Une incompréhension renforcée, constatez-vous, par l'opposition des structures psychiques des dirigeants et des salariés...

G. P. : Les deux grandes familles psychologiques sont l'hystérie et l'obsession, et nous sommes tous porteurs d'une partie de ces deux scénarios. Dans l'entreprise, on retrouve, du côté des dirigeants, une sous-culture obsessionnelle, et, du côté des salariés, une sous-culture hystérique, l'une étant du parti de l'ordre et l'autre, de celui du désordre. Les gens en position de dirigeant peuvent donner libre cours à leur obsession et ceux en position de salariés, à leur hystérie.

Réussira d'autant mieux celui qui a les modes de fonctionnement de l'obsession et se sentira à l'aise comme cela. De son côté, le n-1 pourra piocher dans son magasin hystérique. Chacun est ainsi en phase avec ce qu'il a à faire, mais le prix à payer est la frustration. C'est ce qu'on appelle la jouissance du tragique. Dans l'entreprise, le prix à payer est la non-coopération, la dissimulation, les jeux de pouvoir, etc.

E & C : Quelle est la solution pour sortir de ce blocage ?

G. P. : Il n'y a pas de solution miracle et il y aura toujours des hystériques et des obsessionnels, mais pour que la bataille ne fasse pas trop de morts, il faut un mode de régulation de l'ensemble. C'est par un effort collectif ou individuel que l'on peut avancer.

On peut s'en sortir en faisant évoluer les cultures d'entreprise pour qu'elles créent un peu plus de maturité et donc de capacité à vivre collectivement dans l'entreprise. C'est ce que j'appelle la «culture apprenante», qui parie sur l'éveil et la compréhension. Il faut expliquer les mécanismes de défense à l'oeuvre chez les uns et les autres.

La culture apprenante passe aussi par le développement des compétences managériales, au-delà des compétences techniques, c'est-à-dire savoir se comprendre soi-même comme manager et comprendre l'autre, ses aspirations, et éviter de tomber dans les chausse-trappes. C'est créer une culture conviviale, qui soit ouverte au conflit et où il n'y ait pas de tabou. C'est changer le regard que les uns posent sur les autres. C'est aussi redonner le sens du collectif par des valeurs communes et des rites. Cette notion de rite dépasse l'individu. Sans rites, les gens se mettent en retrait. Le rite revient à faire considérer l'individu comme sujet. Or, l'individu est terriblement narcissique, et si on le considère comme sujet, ça se passe beaucoup mieux.

E & C : Existe-t-il des cultures d'entreprise davantage en phase avec la culture apprenante ?

G. P. : Les entreprises patrimoniales, c'est-à-dire ayant un actionnaire de référence stable lié au fondateur, ont des fonctionnements plus coopératifs, beaucoup moins bornés par leur culture propre et, en même temps, performent mieux en Bourse. Le lien entre les deux est évident : elles ont une culture intégratrice qui donne une légitimité au management. Le fondement de la confiance est là. Car c'est la rupture entre les hystériques et les obsessionnels qui crée la défiance.

Une culture qui préserve un minimum de confiance suscite la coopération, le dialogue, et l'ouverture. De facto, on contrôle moins, on surveille moins, on a moins de stratégies d'évitement, donc on est plus efficace, et ça coûte moins cher !

Le manager à l'écoute du sociologue, P. Morin, E. Delavallée, éditions d'Organisation, 2003.

Combat contre l'irrationalité des managers, Manfred Kets de Vries, éditions d'Organisation, 2002.

La violence et le sacré, René Girard, Hachette Littératures, 1998.

parcours

Titulaire d'un DEA de sociologie et du MBA de l'université de Wharton, Gérard Pavy est également psychanalyste.

Il a effectué toute sa carrière dans le conseil. Il a été, avec Michel Crozier et Roland Reitter, membre fondateur du département «Stratégie des organisations» d'Accenture. Il dirige, aujourd'hui, son propre cabinet, et est chargé de cours au MBA d'HEC.

Il vient de publier, aux éditions d'Organisation, Dirigeants/ salariés, les liaisons mensongères.

Auteur

  • Violette Queuniet