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La loi Fillon risque de créerun certain brouillage juridique

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 30.11.2004 | Violette Queuniet

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La loi Fillon risque de créerun certain brouillage juridique

Crédit photo Violette Queuniet

La loi Fillon ouvre le chemin vers une modification de la hiérarchie des normes. Les accords d'entreprise pourront, sous certaines conditions, prévaloir sur les accords de branche. Une voie que les branches ne sont pas prêtes à emprunter, à moins que le patronat n'en fasse un préalable, lourd de risques de blocage.

E & C : Comment caractériseriez-vous l'esprit des récentes évolutions du droit du travail ?

Jacques Le Goff : Je parlerais d'ajustement pragmatique à la nouvelle donne socio-économique. Un pragmatisme en contraste avec la flamboyance des lois Auroux des années 1980 et le volontarisme des lois Aubry. Désormais, le changement accompagne les évolutions déjà en cours, il surfe sur la vague sociétale. Prenez la loi de mai 2004 sur la formation tout au long de la vie, si révélatrice de l'individualisation du droit, rattaché au salarié plus qu'à l'emploi. Ne prend-elle pas, aussi, acte du fait de la crise des «carrières» et de la discontinuité des trajectoires professionnelles ?

De même, les nouvelles règles de la négociation collective prennent appui sur une évolution qui va dans le sens d'une «girondinisation» de la négociation collective. D'abord, la conviction est que c'est au niveau de l'entreprise que peut se réaliser au mieux l'ajustement entre social et économique, ce qui justifierait la faculté de déroger aux normes conventionnelles supérieures. Ensuite, le souci, désormais partagé, de donner une assise plus crédible aux accords par introduction de la règle de la majorité signale une pensée nouvelle de la représentativité. Des textes consensuels, d'allure prudente, bien que potentiellement lourds d'effets de longue durée du fait de leur adéquation à l'état actuel de la société.

E & C : La loi Fillon remet en cause la hiérarchie des normes. Quels en sont les risques ?

J. L. G. : Ceux de la rupture d'équilibre des forces génératrices du droit. Il faut rappeler que la négociation collective est un processus de transformation de forces négatives en forces positives, d'affrontement en création de droit, sur fond d'un équilibre beaucoup plus problématique au niveau de l'entreprise qu'à celui de la branche ou de l'interprofessionnel. Je ne parle pas des grandes entreprises, mais de toutes les autres où prévaut le mandatement.

Le danger le plus important est, à mon sens, celui du brouillage normatif. A force de conférer de l'autonomie à la base avec un pouvoir normatif croissant, on risque de créer beaucoup d'incertitude quant aux normes applicables, avec, du même coup, un risque d'«ineffectivité». Comment contrôler l'application d'un droit aussi éclaté ? Est-ce que l'inspecteur du travail devra, un jour, s'informer, à chaque visite d'entreprise, du droit applicable. On en reviendrait alors, mutatis mutandis, à la configuration qui a prévalu tout au long du XIXe siècle, celle d'une entreprise soumise à son propre droit. On n'en est pas là, certes. Le noyau dur de l'ordre public social est préservé (salaires minima, classifications, garanties collectives de protection sociale...). Nulle convention ne peut y déroger. Mais, dans le même temps, on s'engage dans une voie susceptible de s'élargir et de conduire, de proche en proche, à une déstabilisation de l'idiome commun, attaché à la tradition républicaine, de la norme générale légale et conventionnelle.

E & C : Les accords de branche ouvrant droit à dérogations au niveau de l'entreprise seront-ils nombreux ?

J. L. G. : Je ne le pense pas. Je ne vois pas les syndicats de branche se défaire de leurs attributions, au niveau national, au profit des délégués syndicaux ou autres. Je crois, en revanche, que cette question pourrait devenir, en tant que telle, un enjeu de la négociation avec le patronat. Il pourra être tenté de faire de cette faculté dérogatoire une condition à toute avancée de la négociation sur les autres points. En sorte que l'on peut redouter, çà et là, un blocage de la négociation d'autant plus paradoxal qu'il résulterait de règles fluidifiantes.

Mais la discussion de ces questions au plus près du terrain pourrait avoir pour effet bénéfique une remobilisation des salariés via la redécouverte de l'utilité des syndicats. Dans le fond, la négociation deviendrait alors une réalité sociale très vivante et non plus un simple jeu d'appareils. De surcroît, la règle de l'accord majoritaire devrait induire, presque mécaniquement, un rapprochement entre les organisations et, par là, une crédibilité nouvelle, tant il est vrai que la division est l'une des principales causes de la désertion syndicale.

E & C : Vous êtes assez critique vis-à-vis des accords de méthode. Pourquoi ?

J. L G. : Les accords de méthode participent du mouvement actuel de procéduralisation du droit, c'est-à-dire de la tendance à davantage insister sur les règles du jeu que sur les résultats substantiels. On négocie sur la façon de négocier... Et c'est important, d'autant qu'en France, on a longtemps négligé l'aspect formel du débat. Mais il m'arrive de craindre que l'on ne tombe dans l'excès inverse, dans l'oubli que la négociation a pour raison d'être l'élaboration par la discussion de règles substantielles qui modifient les situations. Je crains qu'un certain discours de la méthode ne crée l'illusion de l'action.

Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt, Complexes, 1992.

Soi-même comme un autre, P. Ricoeur, Seuil, 1990.

Sociologie de l'action, Alain Touraine, Seuil, 1965.

parcours

Professeur de droit public à l'université de Brest, Jacques Le Goff a été inspecteur du travail pendant dix ans.

Historien du droit du travail, il est l'auteur d'un ouvrage de référence : Du silence à la parole. Une histoire du droit du travail des années 1830 à nos jours, réédité dans une version entièrement remaniée aux Presses universitaires de Rennes, en juin dernier, avec une préface de P. Waquet.

Jacques Le Goff a également publié Droit du travail et société (mars 2002) aux Presses universitaires de Rennes.

Auteur

  • Violette Queuniet