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Des salariés mal armés face à la complexité de la @entreprise

SANS | Aller plus loin avec | publié le : 14.09.2004 |

Les transformations des normes de travail, d'emploi et de compétences dans l'entreprise en réseau, la @entreprise, deviennent de nouvelles sources de maladies professionnelles.

E & C : Quelles sont les principales caractéristiques de la «@entreprise» qui impactent les conditions de travail ?

Alain d'Iribarne : La «@entreprise» se développe principalement dans le secteur des services. Les technologies de l'information et de la communication constituent le support privilégié de ces services, soit directement, en étant intégrées dans le service offert, soit indirectement, en supportant sa production. La @entreprise constitue un ensemble instable, qui entretient, en temps réel, de multiples interdépendances avec des clients et des fournisseurs intégrés dans des processus de gestion dématérialisés, qui concernent de plus en plus de collaborateurs internes. Ces interdépendances induisent des contraintes fortes.

Dans cet environnement complexe, il y a un besoin crucial de savoir qui fait quoi. Une traçabilité de gestion, c'est-à-dire l'enregistrement informatique de toutes les actions liées aux processus de travail des salariés, est là pour répondre à ce besoin de transparence tout au long des chaînes de valeur. Gestionnaires, cadres, exécutants, tous sont concernés par cette traçabilité, qui permet d'asseoir une plus grande réactivité, grâce à un reporting quasiment en temps réel, avec, en prime, des mécanismes d'évaluations individuelles. Le tout est instrumenté par de multiples indicateurs (temps de traitement d'un dossier, taux d'erreurs...). Cela contribue à impacter les conditions de travail dans un contexte d'approfondissement de la logique productiviste taylorienne, fondée sur une parcellisation/intensification/ précarisation revisitée. C'est dans les secteurs des services que des maladies professionnelles liées à des traumatismes psychiques se développent de façon privilégiée.

E & C : Vous pointez des contradictions entretenues par la «@entreprise» qui participent à ces tensions.

A. d. I. : Alors que les processus de travail sont collectifs, les indicateurs d'évaluation sont encore largement individuels et se durcissent. Il y a un effet pervers, dans la mesure où des collaborateurs peuvent très bien augmenter leur productivité individuelle tout en dégradant le résultat collectif. A un niveau individuel, la suspicion est à l'honneur et l'entreprise y perd globalement. Mettre en avant l'autonomie, alors que le cadre de travail tend, au contraire, à se rigidifier et à se standardiser, m'apparaît comme une deuxième contradiction, sauf s'il y a mise en place d'une ingénierie gestionnaire sophistiquée.

Enfin, il est de plus en plus demandé aux collaborateurs de partager la responsabilité de ces ensembles instables et interdépendants que sont les «@entreprises», alors que la plupart ne maîtrisent pas leur place dans l'organisation collective. Les risques de sanctions sont, dès lors, plus élevés. On est, massivement, dans des incohérences dont les salariés sont pleinement conscients. Tout cela contribue à générer des tensions, du stress. Ces paradoxes sont d'autant plus pathogènes pour les salariés que les tendances observées restent trop peu lisibles à la majorité d'entre eux pour qu'ils puissent leur donner un «sens».

E & C : Les indicateurs qui existent pour donner du sens et des repères sont-ils donc biaisés ?

A. d. I. : La «@entreprise» raffole particulièrement d'indicateurs. Or, s'il est facile de les construire les uns indépendamment des autres pour ensuite les compiler, cela se complique quand on s'aperçoit qu'ils sont interdépendants et qu'ils évoluent dans le temps. C'est ce qui conduit à des contradictions. Il faut faire attention aux conditions de fabrication de ces indicateurs. Leur construction requiert une démarche systémique, mais, par manque de temps, la tendance est à leur simple juxtaposition. Tout cela ne contribue pas à donner aux salariés les repères dont ils ont pourtant besoin dans ces environnements complexes. C'est une démarche de long terme que de se donner les moyens de mettre en place des indicateurs collectifs et de cartographier la place de chacun dans l'entreprise. Du fait de la pression sur les résultats à court terme, un tel investissement est jugé improductif.

E & C : Que pensez-vous de la montée en puissance des maladies professionnelles liées à des traumatismes psychiques ?

A. d. I. : Les collaborateurs sont mal armés pour affronter cette complexité. L'augmentation du nombre d'arrêts maladie, dont les médecins peinent, d'ailleurs, de plus en plus, à diagnostiquer les causes, témoigne bien du fait que ces salariés n'ont plus confiance dans des règles du jeu, qui ne sont pas claires. La traçabilité des activités individuelles dans la «@entreprise» est, avant tout, perçue comme dangereuse, comme un moyen de contrôle, et non comme un levier au service de l'épanouissement individuel dans un cadre collectif. Certains affirment que ceux qui refusent la transparence ont quelque chose à cacher. Je suis plutôt enclin à penser que ce refus témoigne de l'incohérence du système. En effet, la transparence n'est pas dangereuse dans un ensemble cohérent.

ses lectures

Une théorie du capitalisme est-elle possible ?, Robert Boyer, éd. Odile Jacob, 2004.

Le sens du progrès, une approche historique et philosophique, Pierre-André Taguieff, Flammarion, 2004.

L'aristocratie médiévale, Ve-XVe siècle, Jacques Morsel, Armand Colin, 2004.

parcours

Docteur en sciences économiques, Alain d'Iribarne est directeur de recherche au CNRS et travaille sur les usages d'Internet dans les PME et les grands groupes au Laboratoire d'économie et de sociologie du travail (Lest), à Aix-en-Provence.

Il a été, de 1990 à 1994, directeur du département scientifique des sciences de l'homme et de la société au CNRS. Auparavant, il était directeur du Programme interdisciplinaire de recherche sur les technologies, le travail, l'emploi et les modes de vie (Pirttem) au CNRS.