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« L'entreprise à la carte : une révolution copernicienne »

SANS | publié le : 29.06.2004 |

L'entreprise du XXIe siècle sera une entreprise "à la carte", où les individus négocieront les conditions de leur mission. Elle marquera la fin du management classique, mais verra émerger une fonction clé : le développement du capital humain, en lieu et place de la traditionnelle direction des ressources humaines.

E & C : Avec John Kimberly, professeur à la Wharton School, vous avez théorisé "l'entreprise à la carte". En quoi consiste-t-elle ?

Hamid Bouchikhi : L'entreprise à la carte est une entreprise qui s'adapte à l'individu, où tout un chacun peut avoir un rapport sur mesure avec elle. C'est une révolution copernicienne par rapport à ce que nous connaissons. Le management, tel qu'il a été théorisé et qu'il est pratiqué, est un processus par lequel on adapte les individus à l'entreprise. Il peut se faire sur un mode plus ou moins convivial, mais, fondamentalement, il reflète un système hiérarchique : il y a un sommet de l'entreprise, des stratégies, des politiques, et il faut que les gens entrent dedans. Dans l'entreprise à la carte, l'individu peut s'exprimer sur les paramètres fondamentaux de sa relation avec l'entreprise : le contenu de son travail, avec qui et pour combien.

E & C : Cette entreprise existe-t-elle dans la réalité ?

H. B. : Elle est en train d'émerger, de même que l'on voit émerger un travailleur qui, après avoir été dépossédé de son capital de production par la manufacture, redevient propriétaire de ses outils de production. Il est porteur de connaissances, de compétences, de réseaux, de savoir-faire, etc., qui constituent un véritable capital qu'il apporte dans sa relation avec l'entreprise. On rencontre beaucoup de situations, aujourd'hui, où le capital n'est pas celui qu'on pense. Le capital financier lui-même devient soumis au capital humain (par exemple, l'équipe de chercheurs d'une entreprise). C'est dans ce contexte-là que l'on trouve le plus d'indices d'une évolution vers l'entreprise à la carte. Mais elle sera réelle le jour où l'on aura mis en place les mécanismes permettant de produire de l'action collective organisée, mais avec une série de relations sur mesure individuelles.

E & C : Quelles sont les conditions de fonctionnement d'une entreprise à la carte ?

H. B. : L'entreprise à la carte repose sur une architecture nouvelle et sur une contractualisation entre l'individu et l'entreprise. A la DRH traditionnelle se substitue la direction du Développement du capital humain (DCH). La DCH représente le point de vue de l'entreprise. Sa mission est de traiter avec les hiérarchiques (les patrons de business unit, de département, etc.) et les individus.

Avec les hiérarchiques, la DCH prend un engagement dans le cadre d'un contrat de service qui indique le plan de développement de chaque unité opérationnelle, assorti des besoins en effectifs dans les trois années à venir. Avec le salarié, elle passe un contrat personnalisé portant sur ses conditions d'évolution dans l'entreprise. Avec son hiérarchique, l'individu signe un contrat de mission interne. Il y a donc trois types de contrats : un contrat de mission, un contrat global de services (entre la DCH et les patrons) et un contrat personnalisé entre l'individu et l'entreprise.

Il est normal, dans ce modèle-là, qu'à l'échéance du contrat de mission, l'individu reparte dans une négociation avec l'entreprise pour mettre en place un nouveau contrat, un nouveau challenge. Aujourd'hui, la plupart des discussions d'évolution dans l'entreprise se passent entre le salarié et son patron, ce qui pose problème, car le patron est juge et partie. Il se sent souvent propriétaire de ses équipes et empêche leur évolution.

La DCH, en revanche, constitue un espace neutre de négociation entre l'individu et l'entreprise. Elle lui garantit de ne pas subir le diktat ou les humeurs de son hiérarchique immédiat.

E & C : La contractualisation implique-t-elle la fin du CDI ?

H. B. : Bien sûr, mais on ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre ! Si l'individu a raison de revendiquer et de faire des choix, il doit être prêt à accepter les conséquences de ses choix. Du reste, qui empêche une entreprise de rompre un CDI ? Dans un contrat de cinq ans, s'il y a rupture anticipée, la pénalité pour l'entreprise sera très lourde, beaucoup plus que dans le système actuel.

Il faut repenser la flexibilité. Celle du XXe siècle est un processus par lequel l'entreprise demande à ses forces vives de s'adapter aux aléas du marché. C'est, donc, une flexibilité subie, qui a mauvaise presse. Celle du XXIe siècle est un système ouvert, à la fois aux besoins changeants du marché, mais aussi aux aspirations des individus, c'est une flexibilité du "gagnant gagnant".

Le choix des tâches, du temps de travail : tout peut se contractualiser. De cette façon, la flexibilité sera perçue comme l'opportunité pour l'individu d'adapter son rapport à l'entreprise en fonction des circonstances de sa vie, de ses préférences, de ses compétences, de ses disponibilités, et l'entreprise sera vécue comme un lieu où l'on peut exprimer son individualité, un système qui s'adapte à son propre mode de vie, au lieu d'être un endroit où l'on subit le patron et le client.

SES LECTURES

Modernity and self-identity, Antony Giddens, Stanford University Press, 1991.

- A pluralistic universe, William James, University of Nebraska Press, 1996.

- La guerre et la paix, Léon Tolstoï, Gallimard, 2002.

PARCOURS

Hamid Bouchikhi est professeur au département stratégie et management de l'Essec et responsable du Centre d'entrepreneuriat, qui forme créateurs et repreneurs d'entreprise.

Docteur en gestion - du Centre de recherche en gestion de l'Ecole polytechnique -, il est le promoteur, avec John Kimberly, professeur à la Wharton School, du concept "d'entreprise à la carte" (customized workplace). Il a publié de nombreux articles sur ce sujet, dont "De la libre entreprise à la libre personne", L'Expansion Management Review, septembre 1999.