La scène est emblématique. L'équipe prépare un compte rendu de réunion sur un sujet stratégique. Il faut soutenir la synthèse des propositions du groupe de réflexion. Les décideurs, peu enclins à déclencher l'investissement proposé, auront besoin d'une argumentation solide pour inscrire la proposition au prochain budget. Bref, il faut mettre le paquet . Convaincre en peu de temps, sur un sujet stratégique. Le cas est classique.

Observons de plus près. Le groupe comprend quasi exclusivement des baroudeurs du système, fins connaisseurs de la réalité du terrain, glorieux rescapés de multiples réorganisations, à chaque fois sauvés par leurs résultats commerciaux. Des loups. Prudents. Expérimentés. Rusés. Moins mobiles qu'avant, mais encore capables de mordre. Et ils savent l'enjeu qu'ils représentent pour les décideurs du conseil : une proportion considérable du chiffre d'affaires, et une influence indiscutable sur les principaux clients.

Mais il y a un hic. Oh, pas grand-chose, juste un détail technique. La proposition doit être présentée dans moins d'une heure, et en PowerPoint. Rien d'extraordinaire. Sauf que le PowerPoint n'est pas la tasse de thé de ces messieurs. « C'est bon pour les gamins. Est-ce qu'on a besoin de ces pouet-pouet pour convaincre ? » Oui. Le conseil l'exige. Et le bon sens aussi. Qui va s'y coller ?

La meute des loups n'est pas homogène : il y a aussi un jeune cadre avec eux. Brillant. Rapide. Pragmatique. C'est une jeune femme. Dans ce milieu professionnel, le cas est encore rare. On la colle sur l'ordinateur portable (là, le cas est déjà moins rare. Une vieille résurgence machiste ?) La voilà aux manettes. Virtuose du PowerPoint, comme toute sa génération, elle va jouer le rôle de scribe. Satisfaction générale. Compliments grommelés. On s'installe.

Le piège se referme. Au début, le scribe "tient la plume". C'est tout ce qu'on lui demande. Simple transcription des propositions des vieux loups. Mais la pensée affichée à l'écran perd de sa saveur. De sa puissance. Le propos devient mollasse. On doit faire mieux, on y joue la décision du conseil. Le temps passe. On est pressé. Où sont passés nos arguments si pétillants de tout à l'heure ? Où sont nos affirmations péremptoires ? Que reste-t-il de notre puissance de meute, là, sur cet écran si énervant à manipuler ?

Mutation du renard. Encore scribe tout à l'heure, le voilà qui prend peu à peu les commandes. Discrètement mais efficacement. Ce qui s'écrit est de plus en plus différent de ce qu'on lui suggère. Plus synthétique, plus pertinent, plus attractif. Pas d'opposition à la meute, mais une évidente plus-value. Et voilà les vieux loups sous le charme. Pas soumis encore, mais déjà dépendants. Dix minutes encore, et c'est tout l'avenir de nos entreprises en une seule scène.

Un groupe de cadres compétents, légitimes, mais un peu dépassés. Ils jouent leurs dernières cartouches. Mais la partie est compliquée par une petite évolution technologique. Un seul jeune au milieu d'eux, mais déjà indispensable. La roue tourne vite. Les vieux loups n'ont rien vu venir. Le renard le sait. Il a déjà le pouvoir. Il n'en abuse pas mais sait l'utiliser.

Dans cinq ans, les vieux loups du papy-boom auront tous rejoint leur tanière. Sommes-nous prêts ?