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« Les femmes ingénieurs veulent aussi faire carrière »

SANS | publié le : 11.05.2004 |

Les diplômées d'écoles d'ingénieurs sont passées de 6 % à 24 % en trente ans. Mais les entreprises répugnent encore à leur confier les plus hauts postes de management, ce qui creuse l'écart de salaire avec leurs collègues masculins. Pourtant, l'ambition ne leur fait pas défaut.

E & C : Vous qualifiez la progression des femmes dans la profession d'ingénieurs de "révolution respectueuse". Pourquoi cette expression ?

Catherine Marry : L'entrée des filles dans les écoles d'ingénieurs, dont elles ont été écartées pendant quasiment deux siècles, est une sorte de révolution. Elles rompent avec un monopole masculin très ancien. En même temps, cette révolution est inaboutie ou respectueuse d'un certain nombre d'inégalités, en particulier celles d'ordre social. Les filles sortent des mêmes milieux sociaux que les garçons. Ce sont des "héritières", comme on le dit dans le jargon sociologique. Elles sont issues de milieux très favorisés et ont eu des parcours d'excellence scolaire.

Par ailleurs, l'accès des femmes à cette profession n'a pas bouleversé les hiérarchies sexuées, que ce soit sur le plan de la carrière comme sur celui de l'orientation. Certes, le diplôme d'ingénieur leur a permis d'accéder à certaines positions auxquelles elles ne parvenaient pas avant, mais les inégalités pour arriver aux postes de pouvoir demeurent tenaces. Il n'y a pas eu, non plus, de bouleversement dans l'orientation vers les filières d'études. Les filières déjà féminisées se sont féminisées plus vite ou, tout au moins, autant que la filière ingénieur. Elle comptait 6 % de filles dans les années 1970 et 24 % aujourd'hui. Au total, ça ne renverse pas complètement les choses et le bilan est mitigé.

E & C : Quels sont les postes occupés par les femmes ingénieurs ? Sont-ils les mêmes que ceux des hommes ?

C. M. : La grande majorité des jeunes diplômées s'insèrent, aujourd'hui, comme les jeunes hommes, dans des postes d'ingénieur d'études et de recherche des grandes entreprises. Elles sont plus nombreuses qu'eux dans les secteurs de la chimie, de la pharmacie, de l'agronomie, où les postes de R & D sont particulièrement nombreux. A l'inverse, on retrouve peu de femmes dans la mécanique, secteur très masculin à tous les niveaux des qualifications et dans les postes de production.

C'est après les premiers emplois que les différences se creusent. Beaucoup de femmes n'arrivent pas à sortir des postes d'expertise. Il est vrai qu'elles planifient moins leur carrière et ont tendance à privilégier l'intérêt de leur métier. Mais les entreprises elles-mêmes sont réticentes à leur confier des postes de responsabilité et d'encadrement dans les unités en province. Le parcours classique d'un ingénieur, c'est de débuter à Paris et d'aller, ensuite, encadrer des équipes en usine souvent localisées en province. Ce genre de postes, on ne les confie pas aux femmes, car là, elles se retrouvent confrontées à un personnel entièrement masculin. Il y a une véritable réticence à ce qu'une femme jeune encadre des hommes moins diplômés et plus âgés. C'est une espèce de tabou social, une inversion de l'ordre des sexes et des classes sociales. Du coup, on ne les met pas au courant des postes qui se créent, certains réseaux internes à l'entreprise jouent contre elles.

E & C : Ces différences de carrière expliquent-elles les différences de salaires importantes entre hommes et femmes ingénieurs ?

C. M. : Oui, car les postes les mieux payés sont les postes de direction hiérarchique. Une étude menée par le sociologue Christian Baudelot et le statisticien de l'Insee Michel Glaude a montré que le nombre de personnes qu'on encadre est très déterminant pour expliquer les écarts de salaire. Or, les femmes ingénieurs encadrent peu et généralement des pairs. Elles peuvent diriger des projets très importants mais avec une petite équipe autour d'elles, de 3 à 10 personnes. Très peu accèdent à la direction de gros établissements où l'on encadre 150, 200 ou 1 000 personnes. Du coup, si le diplôme d'ingénieur protège, lors de l'insertion, des différences de salaires, l'écart se creuse ensuite, vers 35 ans. L'écart global entre femmes et hommes ingénieurs, qui est de 29 %, est plus élevé que celui de la population salariée totale (24 %).

E & C : De plus en plus de grandes entreprises prônent la diversité et cherchent à faire une plus grande place aux femmes. Qu'en pensez-vous ?

C. M. : Je pense qu'il existe une pression sociale en ce sens - venue des mouvements pour la diversité culturelle très actifs aux Etats-Unis - et que les entreprises peuvent y trouver un intérêt pour des raisons d'image. Il s'agit peut-être, aussi, d'une prise de conscience de la valeur des femmes. Alors que l'on dit fréquemment qu'elles ne veulent pas faire carrière, je constate plutôt l'inverse. Les femmes qui ont fait des études d'ingénieur sont ambitieuses. Elles ont envie de réussir comme les autres, elles ont envie de bien gagner leur vie, elles exercent leur métier non par vocation mais par ambition. Elles entrent dans l'entreprise avec des motivations qui sont extrêmement proches de celles des garçons et elles vivent mal les obstacles qu'elles rencontrent. Elles sont très attentives à ne pas décevoir, elles sont sérieuses et motivées. A partir du moment où les employeurs s'aperçoivent qu'ils ont affaire à une population déterminée et motivée, il est compréhensible qu'ils cherchent à les promouvoir.

SES LECTURES

- L'énigme de la femme active. Egoïsme, sexe et compassion, Pascale Molinier, Payot, 2003.

- Le journal d'un psychanalyste, Serge Tisseron, Calmann-Lévy/Ramsay, 2003.

- Les ruses de l'intelligence. La métis des Grecs, Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Flammarion, 1974.

PARCOURS

Catherine Marry est sociologue, directrice de recherche au CNRS (Laboratoire Lasmas, Paris). Elle participe à la direction du Groupement de recherche européen Mage (Marché du travail et genre).

Elle a publié, notamment, avec Jacqueline Laufer et Margaret Maruani, Le travail du genre (La Découverte, 2003), Masculin-féminin, questions pour les sciences de l'homme (Puf, 2001). Son dernier livre, Les femmes ingénieurs, une révolution respectueuse, est paru en 2004 (éditions Belin).