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« Nous assistons à une crise des médiations traditionnelles »

SANS | publié le : 06.04.2004 |

Aujourd'hui, le rapport des individus au collectif a beaucoup changé et l'individualisme est de plus en plus marqué dans les revendications. Les syndicats traditionnels ne savent pas comment y faire face.

E & C : De nombreuses revendications se font entendre de toutes parts : profs, intermittents du spectacle, chercheurs... Assiste-t-on à l'émergence d'un nouveau mouvement social ?

Jean-Pierre Le Goff : Depuis décembre 1995, on assiste, dans l'ensemble de la société, à des espèces de flambées momentanées sur des objectifs précis : la retraite, la sauvegarde du régime Assedic des intermittents, etc. Puis elles disparaissent et on a l'impression qu'elles peuvent revenir. Certains appellent cela le "mouvement social". Pour ma part, je trouve qu'il s'agit de conflits éclatés, avec des revendications qui mériteraient, à chaque fois, d'être analysées comme telles. Mais il y a une volonté, chez certains, de globaliser tout cela en un nouveau mouvement qui prendrait, en quelque sorte, la relève du mouvement ouvrier. Mais celui-ci est historiquement mort en tant qu'il a représenté une dynamique sociale s'inscrivant dans une vision positive de l'histoire et un projet de société. Le problème, c'est que l'on garde ce schéma ancien, alors que le sujet historique central n'est plus là.

E & C : Comment expliquez-vous la difficulté des syndicats à être médiateurs de ces revendications ?

J.-P. L. G. : Nous assistons à une crise des médiations traditionnelles et les syndicats n'échappent pas à cette crise. Auparavant, ils servaient de médiations entre des catégories sociales, des revendications collectives et le patronat ou l'Etat. Aujourd'hui, le rapport des individus au collectif n'est plus du tout le même : je m'inscris dans le collectif, mais, en même temps, je demande à être reconnu comme un individu ayant mes propres aspirations, mes propres besoins et je ne tiens pas à ce que tout cela soit dissous dans un collectif. C'est une nouvelle donne pour les organisations syndicales. Elles ont d'autant plus de difficultés à y faire face que cet individualisme prend, aujourd'hui, une forme de plus en plus victimaire. Le "harcèlement moral" est typique de cette nouvelle situation. Là où, avant, on avait une appréhension des problèmes du travail et de l'entreprise en termes de conditions, d'organisation, d'encadrement, on a une approche en termes interindividuels sur le mode d'un pervers et de sa victime. D'où la montée des psys, mais aussi des associations d'aide aux victimes, dont la logique consiste à faire valoir des droits, via Internet ou les médias, à faire pression sur l'Etat pour résoudre le problème par une loi.

E & C : La médiation est prise en charge par les associations, mais aussi par un certain syndicalisme radical...

J.-P. L. G. : Un syndicat comme Sud rompt avec les anciennes méthodes syndicales et surfe sur ce nouvel individualisme. Il a su drainer cette radicalité individualiste nouvelle, qui peut être à la fois très dure dans ses formes d'action, et très corporatiste dans son contenu. En gros : j'ai des objectifs, je fais tout pour les obtenir et, ensuite, je zappe, je passe à autre chose. Le problème, c'est : comment mes intérêts particuliers s'ordonnent-ils avec l'ensemble ? Comment se construit, dans la durée, un collectif ?

E & C : Il y a tout de même, au-delà de ces revendications, une aspiration à un monde différent de celui du libéralisme économique, aspiration portée par les altermondialistes ?

J.-P. L. G. : Au départ, l'altermondialisme, aussi, avait un objectif limité : la taxation des revenus des capitaux. On peut douter, ou non, de sa crédibilité et de son efficacité, mais, au moins, cette idée se situe-t-elle dans une zone rationnelle. Mais c'est allé bien au-delà, et le mouvement est porté par une mentalité utopique. Un autre monde est possible, soit. Mais j'aimerais qu'on me le décrive. Au contraire des utopies ultrastructurées du mouvement ouvrier (Fourier, Saint-Simon, le communisme), la mentalité utopique de l'altermondialisme reste sans contenu. On ne veut plus de ce monde-là, mais on a quelque difficulté à dessiner le monde qu'on voudrait.

E & C : Que pensez-vous qu'il faudrait faire ?

J.-P. L. G. : La question doit être posée en termes humanistes et réformateurs et non pas en termes de "un autre monde est possible". Globalement, nous assistons à une "désidéologisation" des problèmes et il n'y a pas à le regretter. Mais, dans une période aussi confuse, il nous faut des lieux de réflexion et de débats. Je suis favorable aux idéaux premiers de l'éducation populaire visant à développer l'esprit critique, l'autonomie de jugement, à prendre un recul réflexif. La tâche urgente est de travailler à reconstruire un ethos démocratique, une citoyenneté éclairée, pour sortir de la posture critique radicale ou de celle de victime ayant des droits. La citoyenneté suppose de se décentrer, de se penser comme participant d'une collectivité et de retrouver le goût de la passion démocratique.

SES LECTURES

La démocratie contre elle-même, Marcel Gauchet, Gallimard, 2002.

- Le passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, François Furet, Le livre de poche, 1995.

- De la brièveté de la vie, Sénèque, Rivage poche/Petite bibliothèque, 1999.

PARCOURS

Jean-Pierre Le Goff, philosophe de formation, est sociologue au Laboratoire Georges-Friedmann (Paris-1-CNRS).

Il est l'auteur de nombreux ouvrages aux éditions La Découverte, dont Le mythe de l'entreprise. Critique de l'idéologie managériale (1992), Les illusions du management (1996), Mai 68, l'héritage impossible (1998), La barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et de l'école (1999), La démocratie post-totalitaire (2003).

Il préside le club Politique autrement (club@politique-autrement.asso.fr>), qui explore les conditions d'un renouveau de la démocratie dans les sociétés développées.