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« La carrière nomade, un modèle pour penser les trajectoires »

SANS | publié le : 02.03.2004 |

Comment penser des carrières qui connaissent toutes, désormais, des ruptures ? Des chercheurs anglo-saxons ont produit un nouveau modèle, celui de la carrière nomade. Loïc Cadin le présente et en montre l'intérêt et les limites.

E & C : Le modèle de la carrière ascendante et sans rupture est toujours prégnant alors que la réalité est tout autre. Y-a-t-il un modèle alternatif ?

L. C. : Il y a, en effet, un modèle produit par des chercheurs anglo-saxons, dans le courant des années 1990, appelé boundaryless career, que nous avons traduit, en France, par "carrière nomade", en opposition au modèle de "carrière organisationnelle". Ces chercheurs se sont demandé s'il était pertinent de continuer à s'inscrire dans ce modèle de l'entreprise intégrée et de la relation d'emploi durable, alors que la réalité témoigne d'une profonde évolution : réduction des niveaux hiérarchiques, organisation du travail en réseau et par projets, émergence de trajectoires plus mobiles de professionnels passant d'une entreprise à l'autre. Du coup, plutôt que de continuer à se focaliser sur l'organisation, les chercheurs se sont recentrés sur les trajectoires individuelles, sur des bassins d'emploi (par exemple, la Silicon Valley) ou sur certaines industries.

E & C : Que nous apprennent ces recherches sur les carrières nomades ?

L. C. : Il apparaît que les carrières, même dans des univers apparemment anarchiques comme l'industrie du cinéma, par exemple, ne se structurent pas n'importe comment. Pour le comprendre, il faut repenser la notion de compétence. La compétence, ce n'est pas seulement des savoir-faire. C'est aussi la construction de réseaux. Quand on n'est plus dans une insertion organisationnelle durable, le réseau devient vital. La troisième dimension de la compétence est la dimension identitaire. C'est, en quelque sorte, un travail permanent de redéfinition de ce qui fait sens pour moi, de ce qui m'intéresse et me fait avancer. Dans une organisation pyramidale, il y a tout un système de repères objectifs qui structurent mon parcours : les grades, les effectifs encadrés, etc. Dans un univers moins structuré, il me revient de donner sa signification au parcours que je construis.

E & C :Les DRH ont-ils connaissance du modèle de la carrière nomade ? Quels sont les outils qui s'y rapportent ?

L. C. : Ils le vivent. Ils l'expriment à travers les questions suivantes : « Qu'en est-il de l'attachement à l'entreprise des jeunes que j'embauche ? », « Si l'entreprise ne peut plus garantir l'emploi à long terme, si elle ne sait plus promettre une carrière aussi progressive qu'avant, quel type de pacte social peut-elle proposer ? » Dans un contexte où le "contrat psychologique" antérieur (loyauté du salarié contre stabilité de l'emploi) n'est plus soutenable, les entreprises s'efforcent de proposer un nouveau contrat : performance contre employabilité. Cette redéfinition rencontre un scepticisme bien compréhensible. Il s'avère que les entreprises les plus crédibles dans cette voie aident leurs salariés à élaborer leur projet et à s'approprier leur carrière.

Les outils vraiment utiles et opérationnels dans la mise en oeuvre de cette perspective sont les bilans de compétences et les démarches de VAE. En France, la VAE peut contribuer à atténuer le poids du diplôme, qui reste encore extrêmement fort, comme nous l'avons vu dans notre recherche comparative France/Nouvelle-Zélande sur les carrières. Il y a, dans ce pays, des parcours fondés sur l'expérience inenvisageables, en France, sans diplômes.

E & C : Le modèle de la carrière nomade, très centré sur l'individu, ne risque-t-il pas de légitimer une désimplication de l'entreprise ?

L. C. : Les chercheurs anglo-saxons ne recommandent pas une GRH mercenaire. Ils invitent les entreprises à considérer le marché du travail comme un bien commun. Autrement dit, une entreprise est contente de trouver sur le marché du travail les compétences dont elle a besoin, elle doit aussi fournir au marché du travail des compétences employables. Mais on se heurte alors au paradoxe de Olson, qui explique qu'un acteur rationnel n'a pas intérêt à participer à la construction du bien commun, puisqu'il bénéficiera des efforts de ceux qui s'en chargent.

C'est ce qu'on a vu aux Etats-Unis au cours des vingt dernières années : en se dégageant plus ou moins brutalement de relations d'emploi durables, les entreprises se sont tournées vers le marché du travail pour satisfaire leurs besoins. Elles ont eu recours à des pratiques de débauchage jugées moins coûteuses que l'effort de formation interne.

Les salariés eux-mêmes, échaudés par les licenciements, sont devenus attentifs à leur employabilité et de plus en plus sensibles aux sirènes du marché. Mais ce dernier achète une expérience toute faite. Il l'approfondit plus qu'il ne l'élargit. Certains observateurs s'inquiètent de ces risques de désinvestissement en formation et d'appauvrissement des expériences. Ils en appellent à des dispositions légales pour inciter les entreprises à développer la formation.

Le cas français n'est pas le cas américain. Chaque pays est exposé à des évolutions générales similaires, mais il poursuit une trajectoire qui lui est propre et qui tient aux institutions dont il s'est doté. Le concept de carrière nomade est fécond, mais à condition que l'on sache le replacer dans un contexte national ou local.

SES LECTURES

Le sens de l'action, Karl.E. Weick, sociopsychologie de l'organisation, B. Vidaillet, Ed. Vuibert, 2004.

- Working Identity : Unconventional strategies for reinventing your career, H. Ibarra, HBS Press, 2003.

- Portrait de l'artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, P.-M. Menger, Seuil, 2003.

PARCOURS

Diplômé de l'Essec, docteur en gestion (Paris Dauphine et HEC), Loïc Cadin a occupé des fonctions de GRH chez BSN puis chez Bull.

Depuis 1989, il est professeur à l'ESCP-EAP où il enseigne la gestion des ressources humaines.

Spécialisé dans les compétences et les carrières, il a écrit, en collaboration avec Francis Guérin et Frédérique Pigeyre, GRH, Pratique et éléments de théorie (Dunod ; 2e éd. 2002) et, avec Anne-Françoise Bender et Véronique de Saint Giniez, Carrières nomades, les enseignements d'une comparaison internationale, Vuibert, 2003.