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UNE APPROCHE PRAGMATIQUE

SANS | publié le : 24.02.2004 |

Le débat national sur la laïcité a peu d'écho dans l'entreprise. Quelques contentieux sur le port du voile masquent une situation globalement pacifiée. Si nécessaire, les employeurs acceptent des petits aménagements locaux, sur un mode informel. Le risque du communautarisme résidera bien plus dans la capacité ou non à traiter le problème des discriminations, sociales et ethniques, plus que religieuses.

Après l'école, l'Assemblée nationale et la rue, la religion et ses formes d'expression susciteront-elles un vaste débat au sein de l'entreprise ? Les députés ont, très majoritairement, voté la loi sur l'interdiction des signes religieux à l'école, le 9 février dernier. Mais le monde de l'entreprise, qui n'est pas concerné par ce texte, semble, lui, échapper à la revendication d'une liberté d'exercice de la religion, de quelque confession qu'elle soit. Hormis quelques cas de port du voile soumis aux conseillers des prud'hommes ou aux juges de la cour d'appel (lire p. 17), la religion ne paraît pas porter les germes de conflits du travail importants.

« On a recensé très peu de cas réellement litigieux, confirme Raymond Soubie, président de la société de conseil en management Altedia, qui était aussi l'un des auditeurs de la commission Stasi sur la laïcité. D'autre part, la plupart des entreprises qui ont témoigné ont souhaité ne pas s'exprimer publiquement. Elles se méfient de l'empiétement du politique dans leur gestion de ces affaires, et ne sont guère demandeuses d'une loi. »

Règlement intérieur

Les préconisations de la commission, concernant les entreprises, se limitaient, d'ailleurs, à la possibilité de rappeler dans un règlement intérieur des dispositions concernant les tenues vestimentaires ou limitant le port de signes religieux, « pour des impératifs tenant à la sécurité, aux contacts avec la clientèle, à la paix sociale ». Quant à la proposition de la commission de déterminer des jours fériés qui correspondraient à des fêtes religieuses non chrétiennes, idée écartée par Jacques Chirac, elle a été élaborée, avant tout, comme une mesure visant à équilibrer la préconisation d'une loi sur la laïcité.

D'abord l'efficacité

De son côté, l'inspecteur du travail Gérard Filoche ne parle que de cas exceptionnels, surtout dans des cliniques ou des hôpitaux où le port du voile est incompatible avec les règles d'hygiène médicale. L'entreprise apparaît donc comme un sanctuaire où la règle de l'efficacité prime. « On ne s'y réfère pas à de grands principes de neutralité, signale Daniel Labbé, ex-syndicaliste, aujourd'hui conseil en entreprise sur le dialogue social et la gestion des conflits. Il faut d'ailleurs se garder d'une approche trop théorique sur ces sujets, qui conduirait à dégager des grands principes pour les faire entrer à toute force dans la réalité des choses. On risquerait d'engager une mécanique infernale. » Par ailleurs, l'entreprise reste sans doute moins ouverte que le reste de la cité à l'expression d'appartenances religieuses ou communautaristes. « Elle dispose de régulations qui ne se trouvent pas à l'entrée d'une école ou d'un hôpital », analyse Pascal Bernard, vice-président de l'ANDCP Ile-de-France et DRH de la Sagep.

Filtres

De fait, qu'il s'agisse des syndicats, propres à organiser les formes de la revendication sociale, ou des voies d'accès au marché du travail, avec l'intérim ou les CDD, les filtres se multiplient pour limiter l'apparition et la montée en puissance de telles affaires dans les entreprises. Il est d'ailleurs significatif que les cas de port du voile ayant conduit à des contentieux correspondaient, dans de nombreuses occasions, à un choix opéré par une salariée après son embauche, voire après plusieurs années d'ancienneté, par exemple à son retour de pèlerinage.

Règle d'or : la discrétion

Enfin, l'exigence d'efficacité et l'approche pragmatique ont souvent conduit à traiter les demandes avant qu'elles ne prennent la dimension de revendications. Par exemple, en termes d'organisation du temps travail, des temps de pause ou des jours de congés. Mais avec une règle d'or : la discrétion. Pas question d'un accord ou même d'une mention dans le règlement intérieur. « On procède par des arrangements locaux, explique, par exemple, Karim Pascal Hadjademe, machiniste RATP au dépôt de Malakoff (92), et délégué CFDT. Les RH ont reçu une note leur demandant de faciliter ces aménagements, comme une journée pour Kippour ou pour l'Aïd el Kebir, contre Noël travaillé. »

L'industrie automobile, depuis les années 1970, a largement développé cette approche pragmatique, permettant d'aménager des temps, des lieux de prière pour les musulmans et des pauses spécifiques lors du jeûne du ramadan (lire p. 15).

Compass, le géant de la restauration collective, fait partie des très rares exemples de reconnaissance d'une particularité religieuse, dans les accords d'entreprise d'Eurest, de Medirest ou de Scolarest : alors que les repas font partie des avantages accordés aux salariés, ces accords précisent que ceux qui jeûnent pour le ramadan peuvent demander une compensation au titre des repas qu'ils ne prennent pas.

Discriminations

Au-delà de ces mesures de circonstance, les entreprises auront sans doute à ouvrir rapidement le dossier plus vaste et plus ambitieux de la discrimination sur des bases, non seulement religieuses, mais surtout ethniques, géographiques (quartiers défavorisés) et sociales. Un terrain sur lequel se jouera rien moins qu'un enjeu de société, selon Mohammed El Ouahdoudi, organisateur de France Maghreb : « Les problèmes religieux s'immisceront dans l'entreprise si le management est défaillant. Or les managers français ont du mal à valoriser la diversité culturelle. »

Dans le pire des cas, avec la pénurie de personnels liée au papy boom, et des recrutements sans réelle intégration, il entrevoit le risque d'une "ethnicisation" de l'entreprise, avec des « Arabes gérés par des Arabes, et des Africains gérés par des Africains, dans une logique de concession de territoires, de type colonial ».

Abdellali Mamoun, imam itinérant et salarié de Renault, pointe un autre danger : « Pour les jeunes bac + 2 et au-delà, issus de l'immigration, il est très difficile d'intégrer les entreprises. Aujourd'hui, beaucoup choisissent de créer leur affaire, sur des bases communautaires - Muslim Cola, Muslim by Nature, etc. A ce communautarisme économique risque, à la longue, de s'adjoindre un communautarisme politique.

Modèles anglo-saxons

Et pour l'heure, en matière de discriminations de tous ordres, la France fait piètre figure face aux modèles anglo-saxons, où des commissions nationales ad hoc peuvent être saisies facilement, où la charge de la preuve ne repose pas sur le seul demandeur et où les charges lourdes se multiplient.

Pour Khalid Hamdani, consultant en ressources humaines et en formation, et membre du Haut conseil à l'intégration (lire aussi p. 19), la France, jusqu'à présent, réussit globalement dans le domaine de l'intégration culturelle, grâce au système éducatif. L'étape à franchir, aujourd'hui, est bien celle de l'intégration économique et sociale. Manquer ce rendez-vous de la diversité assumée, ne pas la constater, ni la mesurer ni créer des outils juridiques et managériaux pour l'accompagner seraient, selon lui, prendre le risque d'une montée des communautarismes.

L'essentiel

1 Discrétion avant tout : les entreprises ne veulent pas être placées sous la loupe grossissante du débat sur les signes religieux, alors que les cas de contentieux sur le sujet y sont rares.

2 Déjà, dans l'industrie, par exemple, de nombreux aménagements locaux, de circonstance, reconnaissent une spécificité religieuse, entre autres au moment du ramadan, avec des temps de pause ou des organisations du travail modifiés. Mais il s'agit toujours de compromis informels et négociés oralement.

3 L'entreprise paraît à l'abri des revendications religieuses ou communautaires, car, avant elle, le marché du travail écarte les candidats les plus "visibles" (CDD, intérim). En revanche, continuer d'ignorer les discriminations sociales et ethniques, auxquelles la société française ne sait pas s'attaquer, fait peser le risque des communautarismes à brève échéance.

Bureau du Chabbath : une agence de l'emploi pour les juifs pratiquants

Difficile d'annoncer à son employeur qu'on ne veut pas travailler le vendredi soir et le samedi, pas plus que durant les fêtes juives (une dizaine par an). Pour les juifs pratiquants qui veulent respecter le quatrième commandement, il existe pourtant une solution : passer par le Bureau du Chabbath. « Cet organisme a été fondé par la communauté en 1963, explique son directeur général, Gabriel Vadnaï. A l'époque, le chômage n'était pas aussi élevé. Et les 35 heures, qui assurent désormais une plus grande souplesse dans la gestion du temps de travail, n'existaient pas encore. Et certains métiers étaient interdits aux pratiquants. » Aujourd'hui, il reste parfois compliqué de quitter le travail avant la tombée de la nuit, vers 16 heures, les vendredis d'hiver.

« Une grande partie de la communauté juive n'est pas pratiquante, précise Gabriel Vadnaï. Elle ne passera pas par nous. Rien n'empêchera, par ailleurs, de négocier un agrément individuel avec l'employeur, pour prendre les fêtes sur ses congés, pourvu que ce soit demandé avant l'embauche. » Par ailleurs, quelques Adventistes ont aussi utilisé les services du bureau.

Quant aux employeurs qui s'adressent à lui, beaucoup font partie de la communauté, mais pas tous. Car les candidats proposés par le bureau du Chabbath peuvent présenter un avantage : il leur est moins difficile, en effet, de travailler le dimanche ou lors des fêtes non juives.

Fonctionnant avec des financements privés et communautaires, cet organisme reçoit environ 2 000 offres d'emploi par an et 500 demandeurs, dont la moitié est placée par ses soins. Il n'est présent qu'à Paris.

< http://www.bureauduchabbath.org >