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Confronter les points de vue : une méthode pour innover

SANS | publié le : 10.02.2004 |

L'association Moderniser sans exclure intervient auprès des dispositifs d'emploi-insertion en donnant la parole à ceux à qui on ne la donne jamais : les bénéficiaires. Cette méthode peut aussi être mise en oeuvre pour les entreprises, sur les questions de recrutement ou de conditions de travail.

E & C : En quoi consiste la méthode Moderniser sans exclure ?

Jean-Luc Charlot : C'est une démarche de recherche-action menée sur un dispositif d'insertion, sur un dispositif d'accompagnement à la rénovation urbaine, sur une situation socio-économique, etc. A un moment donné, les acteurs présents pensent que cela ne fonctionne pas bien. Nous cherchons alors à transformer cette situation avec l'idée que les personnes bénéficiaires ou les usagers de ces dispositifs ont à nous apprendre des choses, car elles détiennent des informations nécessaires pour transformer le dispositif. Nous appelons cette démarche "l'automédiatisation". Les personnes sont filmées et le film est regardé - avec l'accord des participants - par ceux qui organisent le dispositif. Nous créons, ainsi, les conditions pour que ce discours soit entendu : il est beaucoup plus difficile de dire stop au milieu du film que lors d'un débat oral.

L'association Moderniser sans exclure, qui a été fondée par Bertrand Schwartz, il y a plus de dix ans, a réalisé ces recherches-actions - 250 films ont été produits au total -, inspirée par le refus d'une fatalité qui conduirait à se résigner à l'exclusion de certains. Ces démarches, par la confrontation des paroles et des réflexions des publics bénéficiaires des dispositifs et de ceux qui les organisent, ont permis d'améliorer ces dispositifs, par des changements de méthodes et, parfois, des innovations.

E & C : Par exemple ?

J.-L. C : Je pense à une association gérant un jardin d'insertion qui s'interrogeait sur le moyen d'améliorer son fonctionnement. Les personnes qui y travaillaient se sont exprimées, à la fois sur leurs conditions de travail et sur la finalité du jardin. Le travail "d'automédiatisation" a permis de changer beaucoup de choses sur les conditions de travail, qui étaient déplorables. Des vestiaires ont été aménagés - avant, les salariés repartaient sans avoir pu se changer - et l'organisation du travail a été redéfinie : les tâches ont été planifiées, alors qu'auparavant, les salariés arrivaient le matin sans savoir ce qu'ils allaient faire. En revanche, les salariés n'ont pas eu gain de cause sur leur demande de vendre leurs légumes sur les marchés. Les dirigeants ont souhaité continuer à les vendre dans les circuits parallèles de l'économie (banques alimentaires...). Mais la méthode a eu, en tout cas, le mérite de remettre en question la finalité de l'association.

E & C : Il suffit que les gens s'expriment pour que les choses changent ?

J.-L. C : On n'est pas du tout dans l'expression, mais dans la construction d'un point de vue. Cela nécessite des temps collectifs, car c'est dans l'échange et dans la confrontation que se construit un point de vue. Sinon, ce n'est qu'une opinion. Cela nécessite aussi du temps et de la mémoire. C'est pour cette raison que la vidéo est un bon outil. Chaque séance est filmée et, à chaque nouvelle séance, les participants revoient la précédente, réfléchissent, choisissent ce qu'ils estiment être le plus important, et cela fait l'objet, ensuite, d'un montage. Ce qui est montré à la fin n'est pas une vidéo brute, mais un document monté. C'est en ce sens qu'il y a élaboration d'un point de vue, et pas seulement expression.

E & C : Est-ce que vos interventions peuvent intéresser les entreprises ?

J.-L. C. : Notre méthode a trois principales fonctions : créer un espace de débat et de confrontation ; servir d'analyse du réel ; dévoiler. Ces trois aspects peuvent intéresser les entreprises et les DRH. Par exemple, nous travaillons, en ce moment, à la demande du conseil régional de Basse-Normandie, sur la question de la pénurie de salariés dans l'hôtellerie-restauration, particulièrement forte sur la côte normande. Des patrons de l'hôtellerie-restauration ont accepté que s'organisent, en leur sein, des réunions de salariés. L'hypothèse, dans ce cas, est de dévoiler les leviers sur lesquels on peut travailler : la question du rapport à l'autorité des jeunes salariés, notamment. Je pense que ce secteur sait bien, aujourd'hui, que s'il ne transforme pas son rapport à l'autorité, les jeunes professionnels continueront à partir très vite, car le décalage est énorme entre leurs attentes et les rapports autoritaires qu'ils vivent. Leurs attentes en matière de reconnaissance et d'autonomie peuvent être des leviers pour transformer les façons de faire, les façons d'organiser. Ce n'est peut-être pas aux entreprises d'agir, mais aux branches et aux organisations professionnelles.

Aujourd'hui, Moderniser sans exclure est en train de construire un partenariat avec Développement et Emploi, dont le réseau d'entreprises adhérentes se préoccupe de la responsabilité économique de l'entreprise sur son territoire. Il y a donc des complémentarités d'approche et nous pourrons, au niveau local, en fonction des opportunités, apporter notre contribution.

La méthode, appliquée à l'entreprise, comme à tout dispositif, demande que l'ensemble des groupes d'acteurs soient volontaires et qu'il y ait une confiance réciproque. Sans cela, on ne peut pas travailler.

SES LECTURES

L'insécurité sociale, qu'est-ce qu'être protégé ?, Robert Castel, éditions du Seuil et La République des idées, 2003.

- Moderniser sans exclure, Bertrand Schwartz, éditions La Découverte, 1997.

- Dialogues, Gilles Deleuze, Claire Parnet, Flammarion, coll. Champs, 1996.

PARCOURS

Sociologue, Jean-Luc Charlot est animateur du réseau national de Moderniser sans exclure. Il est également codirecteur de la licence professionnelle Connaissance de la ville et des métiers de l'intervention sociale à l'université de Caen et expert-associé au Crida (Centre de recherche et d'information sur la démocratie et l'autonomie).

Il est l'auteur de nombreux articles et rapports sur l'insertion et l'économie solidaire, parmi lesquels L'économie solidaire a-t-elle un avenir ?, revue Esprit, juillet 2003.