logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

SANS

Relations de pouvoir et développement personnel

SANS | publié le : 20.01.2004 |

Le développement personnel vise l'épanouissement de l'individu et une plus grande efficacité dans l'entreprise. Ce type de management crée un nouveau type de pouvoir qui ne dit pas son nom, et une dépendance affective.

E & C : Vous venez d'achever une recherche doctorale et vous avez l'intention de publier un livre sur le développement personnel. Qu'est-ce qui, dans ces théories, a suscité votre intérêt et en quoi concernent-elles l'entreprise ?

Valérie Brunel : J'ai moi-même été dans l'oeil du cyclone puisque j'ai travaillé pour des cabinets de conseil en management qui s'intéressaient de près au coaching et au développement personnel. Le coaching, c'est, selon la Société française de coaching, « accompagner des personnes ou des équipes pour le développement de leurs potentiels et de leurs savoir-faire dans le cadre d'objectifs professionnels ». Le développement personnel, ce sont les démarches aidant l'individu à se connaître, c'est-à-dire à comprendre ses émotions, ses préférences, son rapport aux autres. A chaque fois, le but est de permettre à l'individu d'être à la fois mieux avec soi-même et avec les autres et plus efficace pour l'entreprise. Ces deux objectifs ne sont certes pas opposés, mais différents. Le fait de les relier pose, pour moi, la question du pouvoir dans l'entreprise. J'ai donc eu besoin de comprendre les raisons de cette inflation humaniste dans l'entreprise, et la manière dont le "développement personnel" pouvait être intégré dans un projet managérial.

E & C : D'où vient ce mouvement ?

V. B. : L'expression "développement personnel" s'inspire du livre de Carl Rogers, Le développement de la personne, paru en France en 1967. L'auteur est l'un des fondateurs américains de la psychologie humaniste. Sa conviction est que chacun possède en soi une tendance fondamentale à réaliser pleinement ses potentialités humaines pourvu qu'il bénéficie d'un environnement fait de confiance, d'ouverture, d'acceptation inconditionnelle.

Or, au tournant des années 1990, on peut dire que les théoriciens et les praticiens du management se sont vraiment emparés du concept pour promouvoir un type de management "en douceur" quant au discours tenu, mais dont les effets en termes de pouvoir sont impressionnants.

E & C : Vous parlez, à ce propos, de "pouvoir pastoral". Pouvez-vous préciser ce terme ?

V. B. : Là où les relations d'autorité étaient la norme, l'entreprise tend, aujourd'hui, à substituer une rhétorique du pouvoir fondée sur l'idée que le management est un service individualisé rendu à l'individu pour lui permettre de "se développer" dans et par l'activité professionnelle. Comme le pasteur s'occupant de ses ouailles, le manager (présenté comme un coach ou comme un "psy" dans la littérature managériale) doit viser le "développement" de ses "managés". Cela au nom de valeurs humanistes, mais, aussi, utilitaristes : là où l'individu se sent bien, les résultats sont supposés suivre.

Cette forme d'autorité managériale est originale en ce qu'elle est présentée comme un service ou comme un don fait à l'individu. Par ce renversement rhétorique, on rend taboue la contrepartie de l'autorité managériale - c'est-à-dire l'obéissance - comme l'obligation générée par le don lui-même est taboue, non dite. L'individu va, d'une part, intérioriser les contraintes, et, d'autre part, investir affectivement la relation au manager et à l'entreprise. Le pouvoir prend, alors, une dimension dont il devient extrêmement difficile de se déprendre. L'individu a intériorisé la loi sociale sous forme de loi morale. Partant, la problématique professionnelle devient celle de la responsabilité individuelle. Quelques "charrettes" plus tard, l'individu remercié par son entreprise pourra, ainsi, continuer à se fustiger pour ses insuffisances sans jamais incriminer le système.

E & C : Quel intérêt présente ce système pour l'entreprise ?

V. B. : Avec le développement des services et la logique du réseau, l'entreprise a besoin, aujourd'hui, avant tout, de salariés autonomes, sachant gérer les relations personnelles (le savoir-être), et ayant complètement intériorisé le sens des responsabilités. La performance est à ce prix.

E & C : Vous dénoncez cependant ce discours. Peut-on envisager d'en sortir ?

V. B. : Ce type de pouvoir est adapté à l'individu contemporain, qui supporte mal l'autorité interpersonnelle. Cependant, il y a là quelque chose de pervers qui a trait à la négation du pouvoir et à la dépendance affective qui s'en suit. Il s'agit d'un pouvoir qui ne dit pas son nom et qui revêt une dimension de tromperie en ce qu'il prétend gommer l'existence de la hiérarchie et des rapports sociaux de pouvoir. Je crois que c'est là-dessus qu'on peut jouer, sur une restauration des dimensions sociologiques de l'entreprise.

SES LECTURES

n L'herméneutique du sujet, Michel Foucault, Gallimard, 2001.

L'acteur et le sujet, Blaise Ollivier, Desclée de Brouwer, 1995.

L'invention de la gestion, Jean-Philippe Bouilloud et Bernard Pierre Lécuyer, L'Harmattan, 1994.

Traité de la servitude libérale, Jean-Léon Beauvois, Dunod, 1994.

PARCOURS

- Après un DEA de sociologie du pouvoir, en 1998, Valérie Brunel a travaillé comme conseil en management et conduite du changement dans plusieurs cabinets.

- Sous la direction de Vincent de Gaulejac, du Laboratoire de changement social (Paris-7), elle vient de terminer une thèse de doctorat intitulée Les managers de l'âme. Le développement personnel : gestion de la subjectivité et modèle régulatoire dans l'entreprise, qui devrait être prochainement publiée en librairie.