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Penser autrement la consommation des temps

SANS | publié le : 02.09.2003 |

En dépit de la réduction du temps de travail, les salariés courent plus que jamais après le temps. Hypersollicités, contraints de réagir en temps réel, les individus sont aussi de plus en plus seuls, analyse ce spécialiste des nouvelles technologies. Quant au travail, il est marqué par un morcellement des tâches.

E & C : Sommes-nous atteints du "syndrome de Chronos" ?

Denis Ettighoffer : Avant la mise en place des lois Aubry, 40 % des salariés français déclaraient souffrir de ne pas être maîtres de leur temps. Surprise : cette proportion est passée, depuis, à 46 % ! Pis, de plus en plus de salariés s'estiment stressés, notamment à cause du manque de temps. Le travail est marqué par un émiettement et une multiplication des tâches, favorisant la pratique du zapping. Parallèlement, nous assistons à la montée en charge du travail en temps réel. En moins de dix ans, nous estimons que la part des individus travaillant en temps réel est passée de 16 % à 36 % de la population active.

E & C : Comment se matérialise cette course éperdue contre le temps ?

D. E. : Il y a une kyrielle de symptômes. Bien évidemment, la multiplication des tâches génère des conditions de travail stressantes et une perte de qualité. Les missions et les projets doivent, désormais, être accomplis en des temps records. Les salariés n'ont donc plus aucune prise sur leur façon de travailler. Ils n'ont plus le recul nécessaire à l'analyse. Pour couronner le tout, ils sont hypersollicités. Autre caractéristique : les personnes sont de plus en plus seules au bureau. Elles sont davantage exposées parce que leur responsabilité est sans cesse engagée. Sous l'effet des contraintes nées des 35 heures, nous assistons également à une réduction du temps social. Ainsi, pour y remédier, il n'est pas rare de voir des personnes rester tard le soir au bureau, non pour travailler, mais dans le simple but de se détendre, de communiquer.

E & C : Dans ce contexte, quel rôle ont joué les NTIC ?

D. E. : Les NTIC ne sont pas seules responsables, mais elles ont considérablement amplifié des effets déjà présents. Nous sommes immergés dans une société de la commutation où l'intermédiation électronique est omniprésente. Résultat : les échanges entre les individus sont, certes, plus nombreux, mais ils sont aussi devenus plus fractionnés.

E & C : Les conditions de travail se sont-elles dégradées pour autant ?

D. E. : Attention à ne pas tomber dans la caricature, les conditions de tra- vail sont bien meilleures aujourd'hui qu'au début du siècle. Il n'empêche que si certaines personnes se sentent grisées par l'urgence, d'autres en souffrent énormément. Le téléphone portable suscite des sollicitations hiérarchiques permanentes. Avec l'avènement des NTIC, il y a désormais le temps des riches et le temps des pauvres. Le temps des personnes dérangées par ceux qui peuvent voler le temps des autres grâce, notamment, aux nouvelles technologies.

E & C : Comment rétablir un certain équilibre ?

D. E. : L'intensité du travail, qu'elle soit physique ou psychique, doit être mieux prise en compte par les entreprises. Mais cela se heurte à une difficulté de taille qui tient au plaisir que les patrons trouvent dans leur travail. Ceux-ci ont, en effet, bien du mal à accepter que les salariés n'aient pas les mêmes motivations et satisfactions qu'eux. Cela dit, bien des remèdes sont à la disposition des dirigeants, de la gestion du stress à la prise en compte des comportements émotionnels, des opérations chronophages, en passant par l'instauration de cycles de repos. Introduire de la détente et de l'humour dans les entreprises est également un bel antidote. La présence des femmes au travail est, à ce titre, tout à fait bénéfique pour la gestion des temps car les femmes ont des impératifs qui entrent en conflit avec ceux de l'entreprise. Au final, elles aident les hommes à s'émanciper des contraintes de temps. Enfin, il faut apprendre à refuser des sollicitations mineures. J'ai souvent coutume, lors de conférences, de pratiquer un petit test auprès de l'assistance : je demande aux personnes présentes de se munir de leur carnet de rendez-vous de l'année écoulée, puis de comparer ces pages noircies aux réalisations. Elles se rendent compte avec stupeur que bien des débauches d'énergie auraient pu être évitées. Tout cela signifie qu'il est nécessaire de penser autrement la consommation du temps.

E & C : Comment définiriez-vous l'entreprise où il fait bon vivre ?

D. E. : C'est une société qui ne place pas sur un piédestal la productivité, qui est soucieuse de la bonne humeur dans ses équipes, et dont les managers auraient cette capacité de mettre de la distance avec les soucis quotidiens. C'est aussi celle qui sait s'appuyer sur des communautés de valeurs.

SES LECTURES

- Qui a tué Daniel Pearl ?, Bernard-Henri Lévy, Grasset (2003).

- Pourquoi le monde déteste-t-il l'Amérique ?, Ziauddin Sardar, Merryl Wyn Davies, Fayard (2002).

- Black list : quinze grands journalistes américains brisent la loi du silence, Kristina Borjesson, Les Arènes (2003).

PARCOURS

Denis Ettighoffer est spécialiste des nouvelles formes d'organisation du travail et du management stratégique des technologies de l'information et de la communication.

En 1992, il fonde l'institut Eurotechnopolis, qu'il préside, avec pour ambition d'étudier les impacts de la diffusion des NTIC sur notre société, la compétitivité des entreprises, et le travail.

Conférencier et consultant, Denis Ettighoffer est l'auteur de nombreux ouvrages et articles (L'entreprise virtuelle ou les nouveaux modes de travail, Mét@-Organisations, les modèles d'entreprise créateurs de valeur...).

Vient de paraître chez Eyrolles Du mal-travailler au mal-vivre, ouvrage co-écrit avec Gérard Blanc, prolongement "post-35 heures" du Syndrome de Chronos, du mal-travailler au mal-vivre, paru en 1998 chez Dunod.