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« La désobéissance est nécessaire à l'entreprise »

SANS | publié le : 15.07.2003 |

La désobéissance est aussi nécessaire à l'organisation que l'obéissance. Pour Bruno Jarrosson, elle est au coeur des décisions stratégiques, car elle doit composer avec le réel pour faire advenir un autre possible.

E & C : Vous soutenez, dans votre dernier livre, que l'obéissance est nécessaire à l'organisation, mais la désobéissance aussi. Pourquoi ?

Bruno Jarrosson : Le fait que l'obéissance soit nécessaire, on le sait depuis longtemps. S'organiser, c'est figer des processus qui marchent pour les rendre reproductibles, fiables et les moins chers possibles. Donc, une fois que le processus est figé, il faut que l'acteur applique le processus, il faut qu'il obéisse. La notion d'obéissance est inscrite au coeur de l'organisation. Le taylorisme repose sur ce principe et ça a marché : l'essor industriel du xxe siècle est davantage dû au taylorisme qu'à l'école des relations humaines. Alors, pourquoi la désobéissance est-elle aussi nécessaire ? Parce que le système capitaliste ne peut se concevoir sans innovation. Par ailleurs, l'environnement de l'entreprise est imprévisible. Cela signifie qu'on ne peut pas concevoir l'entreprise comme un simple système de reproduction des processus. Il faut donc savoir désobéir à une certaine idée de la réalité en inventant un autre possible.

E & C : A quelles conditions la désobéissance réussit-elle dans une entreprise ?

B. J. : La première condition pour qu'une désobéissance réussisse, paradoxalement, c'est le réalisme. Pour moi, la stratégie, c'est vraiment l'inverse de l'idéologie, c'est privilégier la réalité. Je constate souvent que les chefs d'entreprise ignorent la réalité stratégique de leur société. Ils ont des intuitions, des idées, mais connaissent souvent mal les règles du jeu qui les contraignent. Ils extrapolent un phénomène ou une réalité du moment en termes de possible et d'impossible. La zone d'occultation du décideur, c'est la confusion entre le possible et le réel. Mon message, c'est : soyez réalistes pour mieux vous libérer de la réalité après. L'acte créatif, en stratégie, est un acte de libération par rapport aux contraintes de la réalité. Cet acte ne se fonde que sur un vrai réalisme. Le problème, ici, n'est pas d'être un bon joueur, mais de l'être dans des règles du jeu identifiées : Zidane n'a jamais été sélectionné dans l'équipe de France de rugby ! Si l'on veut innover, c'est-à-dire désobéir à la réalité en n'appliquant pas les règles du jeu, il faut les connaître.

E & C : Est-ce que les entreprises manquent de dirigeants "désobéissants" ?

B. J. : L'entreprise est parcourue par deux logiques : celle de performance et celle de conformité. La logique de conformité est une logique d'acceptation : les gens doivent coopérer et, dans ce but, ont des codes de comportement communs, faute de quoi, il y a rejet et conflit.

La logique de performance introduit quelque chose de nouveau : le client se moque de la conformité. Il veut que ça marche. Pour les gens performants et conformes, pas de problème, ils sont promus. Ceux qui sont non performants et non conformes sont exclus. Voyons maintenant, ce qui se passe pour les autres. Les conformes non performants, en général, sont excusés. C'est intéressant, un conforme non performant : il rassure les autres et, à l'usure, il finira par être promu. Enfin, il y a le performant non conforme. Il n'est pas managé, il est ignoré, puisqu'on ne sait pas quoi lui dire. Mais s'il se prend le pied dans le tapis, on ne lui fait pas de cadeau. Le danger, c'est donc que, dans la durée, l'entreprise va vers plus de conformité. Le conforme non performant promu à un poste de responsabilité est un thème récurrent dans les organisations.

Tout cela va poser un problème le jour où l'entreprise aura une contrainte de performance supérieure. Elle manquera alors de ressources, précisément celles des performants non conformes, qui apportent de la désobéissance et de la créativité, de l'innovation, d'autres façons de penser et d'agir.

E & C : Comment faire pour garder les performants non conformes ?

B. J. : C'est le rôle du DRH de protéger cette population et de sensibiliser le dirigeant là-dessus. Il faut les protéger parce que ce sont des gens que leurs collègues cherchent à dégager. L'ancien patron des 3 Suisses, Emmanuel d'André, disait : « Pour avoir une entreprise innovante, mon rôle est de protéger les canards sauvages, car on me demande souvent leur tête. » Et au-delà, il faut promouvoir l'esprit d'ouverture et d'innovation par mille et une actions. Mais il est plus reposant de s'appuyer sur des conformes non performants que sur des performants non conformes.

Par ailleurs, les décideurs ont tendance à vouloir réduire l'imprévisible. Or, l'imprévisibilité des gens qu'ils managent est une zone d'incertitude. Plus ils leur ressemblent, moins ils sont imprévisibles et plus ils ont de certitudes. Il est certain que si l'unique objet du management est de réduire l'incertitude, les canards sauvages n'ont pas beaucoup de chances.

SES LECTURES

Ethique et philosophie de l'action, Jean-Pierre Dupuy, Ellipses, 1999.

- Avec le recul. La tragédie du Vietnam et ses leçons, Robert McNamara, Seuil, 1996.

- Bartleby le scribe, Herman Melville, Gallimard, 1996.

PARCOURS

Bruno Jarrosson est consultant en stratégie et enseigne la philosophie des sciences à Supélec, ainsi que la théorie des organisations à Paris-4 Sorbonne. Il est l'un des créateurs de l'Association progrès du management (apm), réseau de clubs de dirigeants d'entreprises, dont il a été responsable pendant neuf ans.

Il a écrit de nombreux ouvrages, en particulier Décider ou ne pas décider ? (Prix Dauphine Entreprise 1995, Maxima, 1994), Cent ans de management (Dunod, 2000) et, en 2003, Conseil d'indiscipline. Du bon usage de la désobéissance (Descartes & Cie).