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"L'urgence est de rebâtir le système de relations collectives"

SANS | publié le : 17.06.2003 |

Alors que les salariés sont devenus de plus en plus compétents, ils se heurtent à des organisations du travail qui ne savent pas les reconnaître. Pour Philippe Zarifian, il devient urgent de les prendre en compte de manière collective car la révolte gronde.

E & C : Vous affirmez, dans votre dernier livre, que « les salariés développent une puissance d'invention certainement supérieure à ce qu'elle a été dans toutes les périodes historiques précédentes ». Pourquoi ?

Philippe Zarifian : Depuis trente ans, les systèmes de production sont devenus considérablement plus ouverts qu'avant. Tout ce qui était "routinisé" a été largement absorbé par les systèmes automatisés, dans l'industrie comme dans le tertiaire. Et, surtout, le contexte a considérablement changé : on n'est plus du tout dans un contexte d'organisation qu'on peut planifier durablement, à l'avance, avec des routines stables. On est dans un contexte économique incroyablement instable et évolutif, dans lequel l'innovation devient un facteur concurrentiel décisif. Le travail humain se repositionne sur ce que j'appelle l'événementiel (gestion d'une panne, d'un aléa...) et sur la relation clients, ce qui nécessite d'introduire du dialogue et de la communication. On fait nettement plus appel aux compétences des salariés, sur différents registres : la capacité à affronter de l'imprévisible, de l'événementiel, donc à inventer.

E & C : L'organisation du travail a- t-elle suivi ?

P. Z. : Le travail n'est plus contrôlé par des prescriptions strictes et surveillé par un agent de maîtrise. Il est désormais contrôlé, a posteriori, avec une fixation d'objectifs et des résultats à atteindre, et le salarié est relativement libre dans la manière de les atteindre. Mais rendre des comptes régulièrement peut être très dur : cela dépend totalement du niveau de résultat attendu et du fait que ce niveau a, ou non, été négocié. Dans la majorité des cas, ce n'est pas négocié mais imposé. Le problème, c'est qu'aujourd'hui, une grande partie des négociations collectives ne traite plus de l'essentiel. Il y a très peu d'entreprises qui ont vraiment défini des critères de compétences officiels sur lesquels on peut s'appuyer. Une grande majorité des systèmes de classification, et donc de rémunération, sont toujours fondés sur les postes de travail, sur la fonction et pas sur la compétence.

Le hiérarchique local va donner des primes, faire des entretiens individuels, va essayer de différencier les compétences des salariés, mais en marge du système officiel des classifications. C'est ainsi que se produit l'individualisation. Pourtant, cela ne veut pas dire que le hiérarchique veut individualiser, c'est que la seule latitude d'action qu'il a sur la rémunération, c'est la part variable, individuelle. La part collective, elle, est toujours calée sur le poste de travail. C'est très pervers, car il y a deux logiques de rémunération qui ne sont pas du tout les mêmes. C'est la même chose pour l'organisation. Encore très largement, les organisations sont tirées au cordeau par des penseurs au sommet, dans l'industrie mais encore plus dans les entreprises de services. Pour eux, une organisation, c'est toujours une structure et c'est toujours un mode de division du travail, alors que c'est et ce doit être un fonctionnement vivant, coopératif, que les acteurs font évoluer en fonction des problèmes rencontrés.

E & C : Quels sont les risques d'un tel décalage ?

P. Z. : Je constate chez les salariés un fond important de révolte parce qu'il y a un paradoxe complet : on fait de plus en plus appel à leur intelligence, à leur compétence, à leur capacité à comprendre les enjeux de l'entreprise, à les prendre eux-mêmes partiellement en charge et, en même temps, tout cela n'est que partiellement reconnu. On leur fixe des résultats qui, en partie, ne reflètent pas vraiment ce qu'ils ont à faire parce qu'ils n'ont pas été discutés et négociés avec eux. Ils ont l'impression qu'une bonne partie de leur travail, là où ils investissent le plus de compétences, n'est pas évaluée. C'est extraordinairement pénible à vivre pour eux.

L'intelligence ne peut se déployer qu'à 20 % de ses capacités, leurs initiatives sont bloquées ou non reconnues. La révolte est donc là, mais, pour l'instant, elle n'arrive pas à s'exprimer collectivement. Je pense que les salariés sont en train de prendre conscience de leurs compétences et commencent à s'apercevoir qu'ils en savent plus que leurs chefs. Ils commencent à prendre conscience que l'entreprise, en partie, dépend d'eux. Il est urgent de reconstruire le système de relations collectives et de négociation entre directions d'entreprise et syndicats. Faute de quoi, la révolte va exploser.

Aujourd'hui, j'observe un niveau d'exaspération porté par des gens autrement intelligents qu'avant, qui ont conscience des enjeux de l'entreprise, qui ont des idées. Le jour où ces salariés se révolteront, ils se révolteront pour de bon.

SES LECTURES

Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France (sous la direction de Christian Baudelot et Michel Gollac), Fayard, 2003.

Le désir de métier : engagement, identité et reconnaissance au travail, Florence Osty, Presses universitaires de Rennes, 2002.

Vers l'automatisme social, Pierre Naville, Gallimard, 1963.

PARCOURS

Philippe Zarifian est professeur de sociologie à l'université de Marne-la-Vallée, au sein du département qu'il a créé, il y a dix ans.

Il a été, jusqu'en 2002, chercheur à l'Ecole nationale des ponts et chaussées et intervient, régulièrement, dans les grandes entreprises sur les problématiques d'organisation du travail.

Il a publié, notamment, Le travail et l'événement (L'Harmattan, 1995), Le modèle de la compétence (éd. Liaisons) et, avec Jean Gadrey, L'émergence d'un modèle du service (éd. Liaisons). Son dernier ouvrage, A quoi sert le travail ?, vient de paraître aux éditions La Dispute.