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Ménage à trois entre géants de la puce électronique

SANS | publié le : 08.04.2003 |

ST Microelectronics, Philips et Motorola partagent un site de recherche et développement, à Crolles, en Isère. Equipes mixtes avec de nombreux expatriés, fortes cultures d'entreprise et modes de gestion différents : une expérience inédite entre concurrents.

Sur la carte du monde des semi-conducteurs - ces éléments de silicium qui donnent toujours plus d'intelligence aux puces électroniques insérées dans les téléphones, DVD, ordinateurs... -, une petite commune proche de Grenoble fait désormais figure de capitale. En effet, c'est notamment à Crolles, dans la vallée du Grésivaudan, que progresse, aujourd'hui, l'industrie des nanotechnologies : au partenariat déjà ancien entre le franco-italien ST Microelectronics et le néerlandais Philips, concrétisé par l'usine Crolles 1, s'est ajouté, depuis un an, l'américain Motorola, un autre leader du secteur.

Alliance Crolles 2, qui accueille cette nouvelle collaboration, est un immense bâtiment argenté, aux structures en acier bleu. Dans les salles à l'atmosphère totalement purifiée, on ne se déplace qu'en combinaison, chausses et masque. A l'échelle de l'infiniment petit, la moindre poussière doit être tenue à l'écart. Et l'ambition de l'Alliance est de produire des puces qui descendront jusqu'à la taille record de 65 nanomètres en 2005. En face du bâtiment, les sommets blancs de la chaîne de Belledone, derrière, les à-pics de la Chartreuse.

Ce qui se passe à Crolles est pour le moins innovant. « Trois concurrents parmi les plus avancés du monde s'allient pour partager des coûts énormes de recherche et développement, résume Patrick Roux, DRH de Motorola en France. C'est un nouveau business model. » Des équipes mixtes, issues de multinationales anciennes et de forte culture, travaillent aux mêmes objectifs. Le tout, en conservant les procédures RH et les valeurs de leur entreprise d'origine - lesquelles se retrouveront, par la suite, en confrontation commerciale - dans une ambiance de start-up tendue vers des objectifs de production rapide, dans un marché ultra-concurrentiel : en matière de gestion des hommes, il y a là une forme de nouveau paradigme.

Montée en puissance

L'accord signé entre les trois entreprises prévoit une montée en puissance du site de Crolles 2 jusqu'en 2005. Il comptera alors plus de 1 200 personnes : 150 ingénieurs et chercheurs de Philips, 150 de Motorola et 240 de ST Microelectronics, ainsi que 660 salariés de ST pour la logistique et les opérations de production. Pour l'heure, Philips compte 53 chercheurs sur Crolles 2 et 125 sur l'ensemble du site, Motorola a fait venir une cinquantaine d'experts d'Austin Texas et d'Ecosse, notamment, et 210 chercheurs de ST travaillent dans le cadre de l'Alliance (2 600 personnes sur l'ensemble du site Crolles).

Stéphane Hauriat, 42 ans, salarié de ST Microelectronics, directeur du programme de coopération de Crolles 2 pour la conception de circuits, qui a, dans son équipe, un chercheur de chacun des membres de l'Alliance, détaille les caractéristiques de cette collaboration : « L'activité de conception est toujours un peu secrète, fortement différenciatrice entre concurrents. Il y a des objectifs communs, mais on ne peut tout partager. Il faut gérer cette ambiguïté au quotidien et se focaliser sur des objectifs précis. »

Des cultures différentes

« L'organisation induit de nouveaux comportements, explique Etienne Debaecker, responsable RH de Phillips à Crolles et Sophia-Antipolis. Chaque entreprise reste maîtresse de son management des RH, mais, en même temps, ce sont des équipes mixtes qui travaillent sur le terrain. » 80 % des managers ont des salariés d'une autre entreprise de l'Alliance dans leur équipe. Et chacun a une gestion du temps de travail différente, une rémunération spécifique, une procédure d'évaluation et une culture corporate qui lui sont propres. S'y ajoutent, bien sûr, les particularités nationales, marquées entre Motorola et ST ; Philips, l'européen du Nord, se situant, souvent, à mi-chemin. Par exemple, grand classique du management interculturel : la difficulté à s'entendre sur la définition d'une réunion efficace ; les Américains restent soucieux d'en respecter les horaires et de ne pas s'éloigner de l'ordre du jour, les Européens acceptent plus de flou et de "créativité".

De même, les entretiens de fixation d'objectifs ne sont pas tout à fait le même exercice chez Motorola et chez ST Microelectronics : négociation et proposition du salarié à son hiérarchique du côté américain, plus grande directivité managériale chez le franco-italien. Les entretiens d'évaluation n'échappent pas à cette règle, alors que, dans chaque équipe, un manager d'une entreprise peut être amené à évaluer un collaborateur appartenant à un autre membre de l'Alliance. Sur ce point, ST et Philips bénéficient déjà de l'expérience de Crolles 1. « Nous avons choisi pour l'entretien un document de base de ST Microelectronics, explique Etienne Debaecker, mais en y ajoutant un supplément Philips. »

Aligner les pratiques

Les responsables RH des trois entreprises s'efforcent d'aligner les pratiques, mais reconnaissent n'avoir pas eu encore le temps de travailler sur la culture. Même si, à moyen terme, cet enjeu ne leur a évidemment pas échappé. « Nous essayons de déployer une communication transparente, précise Annie Loyau, responsable du management de la qualité et des relocations chez ST Microelectronics. Car, avec la pression des objectifs de production, le risque d'une dégradation des relations au sein des équipes mixtes est possible. » Des réflexions sur la conduite des réunions, le mode de fixation des objectifs sont ainsi en cours.

Déjà, des convergences existent. Sur les salaires, chaque entreprise joue cartes sur table, avec des consultations réciproques sur les programmes d'augmentation. Elles ont même fixé un salaire identique pour les recrutements de débutants. Les promotions ? Par chance, les trois entreprises utilisent la même classification par points Hay, « ce qui permet de partager, mais aussi de comparer ».

Gentlemen agreement

A ce niveau d'imbrication entre concurrents, une sorte de gentlemen agreement est nécessaire entre les patrons des RH. « Récupérer les salaires de Philips ? On en a rêvé, résume Patrick Roux, de Motorola. On l'a fait. Mais chacun d'entre nous a pris l'engagement de ne pas partager le détail de ces informations avec sa corporation. » Sur le terrain, ce cadre de travail, parfois encore flou, est à la fois passionnant et délicat à gérer, à en croire Brad Smith, de Motorola, 40 ans, arrivé de Austin (Texas) depuis six mois : « L'acception de ce qui est normal n'est pas tout à fait la même pour chacun d'entre nous. Nous travaillons ainsi sur une définition commune des objectifs et sur le respect des horaires, qui nous tient plus à coeur, chez Motorola, qu'à nos partenaires. » De son côté, Stéphane Hauriat constate ces différences : « Les Américains sont bien plus pragmatiques et formels. Pour eux, repousser une réunion une demi-heure avant sa tenue reste incompréhensible. »

La pérennité du projet reposera sur la capacité de Crolles à extraire le meilleur des trois cultures de travail, expliquent les responsables des RH. Au-delà de 2005, les partenaires discuteront d'un prolongement de cette expérience jusqu'en 2007. Pour continuer ensemble, ou pas, cette quête de l'infiniment petit.

L'essentiel

1 ST Microelectronics, Philips et Motorola, trois leaders - et concurrents - du secteur des semi-conducteurs co-investissent dans un énorme projet de recherche et développement.

2 Un centre commun de recherche et de production, installé à Crolles, en Isère, rassemble des équipes mixtes, composées de membres des trois entreprises.

3 Mais chaque salarié reste géré par sa société. Alors que les cultures corporate, la gestion du temps de travail, des promotions, des salaires... sont différentes, il faut atteindre des objectifs communs et mettre en oeuvre une organisation du travail efficace.