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Les philanthropes de la Silicon Valley : un modèle pour l'Europe ?

SANS | publié le : 21.01.2003 |

Les jeunes millionnaires de la Silicon Valley, en Californie, créent des fondations, financent l'action sociale et s'adonnent au bénévolat. Leur conception de la philanthropie pourrait inspirer les politiques européennes soucieuses d'efficacité sociale.

E & C : Qu'est-ce qui distingue les nouveaux philanthropes de la Silicon Valley des philanthropes américains traditionnels ?

Marc Abélès : Dans la philanthropie traditionnelle, c'est la notion de désintéressement, de don sans contrepartie, presque de gaspillage, qui prévaut. La création d'une fondation est aussi liée à un idéal moral : il faut restituer, à un moment donné, ce que la société vous a donné parce que, d'une manière ou d'une autre, c'est elle qui vous a aidé à devenir ce que vous êtes. On retrouve aussi cette idée chez les nouveaux philanthropes. Mais là où il y a divergence profonde, c'est que ceux-ci considèrent qu'il n'y a pas de différence de nature entre l'entreprise philanthropique et l'entreprise tout court. De là, une divergence sur les méthodes : les nouveaux philanthropes disent qu'il faut être efficace et performant, utiliser les méthodes du capital-risque, ils parlent « d'entreprenariat social ». La notion d'entrepreneur est d'ailleurs très importante : on note une tentative de conceptualiser l'idée de production de valeur sociale à travers l'entreprise sociale.

Il y a également divergence dans les objectifs : la nouvelle philanthropie privilégie le social et l'éducation. La culture, l'art, tout ce qui s'apparente au mécénat n'est absolument pas présent. Cela dit, la nouvelle philanthropie est en train de contaminer les fondations traditionnelles. Certaines créent des secteurs venture philanthropy, comme, par exemple, la fondation Ford. C'est le côté pragmatique des Américains : quand ils voient que quelque chose marche, ils s'en inspirent. La Silicon Valley a été le laboratoire de la fondation Gates.

E & C : Vous évoquez, à propos des nouveaux philanthropes, la notion de "retour social sur investissement"...

M. A. : Effectivement, c'est un des concepts clés dans la nouvelle philanthropie, liée à cette notion d'entreprenariat social. Comment évaluer l'efficacité sociale des associations ? Comment calculer la valeur sociale produite par un investissement ? Ce sont de grandes questions sur lesquelles travaillent les théoriciens de la nouvelle philanthropie et qui intéressent, à mon sens, le milieu associatif et celui de l'économie solidaire, tel qu'il s'est développé dans les pays européens ou dans un pays comme la France. C'est un des domaines dans lesquels on a particulièrement achoppé. On ne sait pas mesurer l'efficacité sociale.

Le rapprochement est intéressant : un milieu totalement atomisé, capitaliste, qui refuse toute intervention politique, parce que l'Etat est considéré comme un archaïsme, mais qui se pose les mêmes questions que chez nous où l'Etat continue de jouer un rôle important.

E & C : Vous avez fait votre enquête il y a deux ans. Est-ce que la crise a changé quelque chose à la nouvelle philanthropie ?

M. A. : Business Week a consacré son numéro du 2 décembre 2002 à la nouvelle philanthropie. Elle se porte très bien ! La machine a été lancée et ne s'est pas du tout arrêtée. Il y a encore énormément de richesses. La crise n'a pas tout balayé, loin de là.

Fiscalement, les riches sont également incités à placer leur argent dans la philanthropie, mais au lieu de le faire de manière traditionnelle, ils ont choisi de réfléchir sur les conceptions générales et sur les méthodes. A mon sens, ce n'est pas fini.

E & C : A quelles conditions ce genre de philanthropie pourrait se développer en France ?

M. A. : Des mesures fiscales à la hauteur seraient, évidemment, un élément incitatif. Mais les choses sont liées : ce n'est pas par hasard si ces mesures fiscales n'existent pas, c'est aussi un état d'esprit. Il y a encore, en France, une centralisation considérable de tous les dispositifs qui ont trait à ces secteurs-là (éducation, social, etc.). Tout remonte vers l'Etat. Dans la conception française, la philanthropie peut jouer à la marge dans des secteurs qui sont le mécénat pour des happy few, dans des secteurs culturels. C'est un peu du gadget.

Cela dit, on voit apparaître, liées à la montée du développement durable, des formes de mécénat social dans les entreprises, rattachées à l'image de l'entreprise. Je crois qu'on assiste, dans les entreprises qui se situent dans une perspective innovante, à une modification de l'état d'esprit, au développement d'une certaine vision éthique. Le problème de l'engagement des entreprises dans la communauté, du retour social sur investissement va se poser de plus en plus, dans la mesure où un certain nombre de problèmes de société et de fracture sociale vont augmenter. Dans les dix prochaines années, les compétitions politiques vont tourner autour de ces problématiques. On sent, aujourd'hui, qu'il y a, sur ces sujets, une écoute de la part du monde économique, qui n'existait pas il y a cinq ans.

SES LECTURES

#bull; Essai sur le don, in Sociologie et anthropologie, Marcel Mauss, PUF, 1950.

#bull; Anthropologie du don, le tiers paradigme, André Caillé, Desclée de Brouwer, 2000.

#bull; The Golden Donors, Waldemar A. Nielsen, Ed. E.P. Dutton (New York), 1985.

PARCOURS

Directeur du Laboratoire d'anthropologie des institutions et des organisations sociales au CNRS, Marc Abélès est l'auteur d'Un ethnologue à l'Assemblée (Odile Jacob Poche, 2002) et des Nouveaux Riches, un ethnologue dans la Silicon Valley (Odile Jacob, 2002).