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Vers une nouvelle identité ouvrière

SANS | publié le : 26.11.2002 |

Mutation du travail, transformation des sites de production, renouvellement des effectifs, le monde ouvrier, qui traverse une crise identitaire sans précédent, va changer de visage.

E & C : Quelle évolution récente a le plus frappé la catégorie ouvrière ?

Nicolas Hatzfeld : Je suis tout d'abord étonné par le décalage entre les discours sur le monde ouvrier et la réalité du terrain. L'ancienne représentation héroïque de la classe ouvrière et les explications plus récentes sur sa disparition doivent être rapportées, en usine, à des enjeux nettement moins spectaculaires, mais tout aussi importants. A mon sens, la fin du rêve de promotion sociale est actuellement une tendance lourde. Qui s'en soucie ? Autrefois, dans ces sites démesurés aux organisations ultrarigides, il y avait, paradoxalement, une grande fluidité dans la gestion du personnel.

Jusqu'à la fin des années 70, la classe ouvrière, qui formait alors un bloc très identitaire, bénéficiait d'une mobilité sociale. Un OS pouvait devenir chef d'équipe ; la quarantaine passée, il quittait les chaînes de montage. Cette dynamique a été brisée avec l'arrêt des embauches. Pire, des salariés sortis de la chaîne y ont été remis.

L'énergie déployée par certaines DRH pour proposer de la mobilité se heurte aux responsables opérationnels qui n'ont plus de poste à pourvoir. Les DRH sont désarçonnées, car elles ne peuvent pas se permettre de dire à leurs salariés qu'ils resteront des ouvriers toute leur vie.

E & C : Quel sera l'impact du renouvellement démographique sur le monde ouvrier ?

N. H. : Avec les départs en retraite, les besoins en recrutement vont être colossaux. Une nouvelle génération d'ouvriers, issue notamment de l'immigration, va arriver en masse. C'est un changement radical. Car, auparavant, les jeunes étaient minoritaires dans les usines. Les directeurs n'embauchaient que des jeunes "d'élite", capables d'aligner une année de travail sans défaut.

Les entreprises vont, à mon sens, avoir du mal à assumer ces arrivées massives, tout simplement parce qu'elles ont oublié ce qu'était la jeunesse. Ce renouvellement va avoir également des répercussions sur l'identité ouvrière ; laquelle va se reconstrui- re sous l'effet de conflits nouveaux et des déceptions dans leur trajectoire professionnelle.

E & C : Les syndicats se sont-ils adaptés à cette nouvelle donne ?

N. H. : Ces dernières années, ils ont pris conscience que les jeunes leur étaient devenus étrangers. Ils ont vécu le même phénomène avec les immigrés. La CGT, notamment, sait pertinemment que sa survie dépend de sa capacité d'adaptation à ce renouvellement des générations.

E & C : Comment les mutations technologiques ont-elles influencé le travail des ouvriers ?

N. H. : Pendant longtemps, les experts se sont lancés sur une piste unique : celle de l'atelier dominé par les robots, du mythe de l'usine sans ouvriers. Cette vision a largement faussé la réflexion. Finalement, les conséquences de la révolution informatique sont ailleurs. Tout d'abord, reconnaissons que l'informatisation des process industriels a permis de sauver du naufrage les constructeurs automobiles français. Avec la montée en charge, dans les années 70, du concept de qualité, on a demandé aux ouvriers de prendre des initiatives. Quinze plus tard, avec l'informatique, les normes et les dispositifs de contrôle ont repris la main. L'informatique a "mangé" la mobilisation des ouvriers sur la qualité. L'usine s'est aussi transformée. Elle travaille désormais en flux tendus avec une myriade de sous-traitants. Les ouvriers ont du mal à trouver leurs marques à l'intérieur de ce système de fabrication globale fragmenté en lieux et statuts différents.

L'environnement au travail s'est, quant à lui, intensifié. Les ateliers sont envahis d'écrans, d'appareils et d'installations diverses. Les personnes se sentent enserrées au travail. D'autant plus que les entreprises ont volontairement réduit les espaces et moments à caractère privé. Autrefois, les ouvriers pouvaient se ressourcer dans des endroits privilégiant le contact humain entre collègues de différentes unités de production, qui se regroupaient par affinités. Les directions ont entrepris de transformer ces lieux en espaces collaboratifs, accueillant les salariés par unités de travail.

E & C : Les conditions de travail se sont-elles améliorées ?

N. H. : Dans ses grandes masses, le corps est moins sollicité, mais des maladies nouvelles apparaissent, affectant les zones où se concentre le travail : les mains, les poignets, les avant-bras. Le stress s'est également développé. Les ouvriers avaient auparavant une autonomie dans la gestion de leurs cadences. Cette marge de manoeuvre s'est également réduite.

SES LECTURES

- Si c'est un homme, Primo Levi, Press Pocket, 1988.

- Défection et prise de parole, Albert Hirschman, Fayard, 1995.

- Au-dessous du volcan, Malcom Lowry, Gallimard, 1973.

PARCOURS

Ancien militant maoïste, Nicolas Hatzfeld intègre, en 1971, l'usine de Peugeot à Sochaux. Il travaille à la chaîne pendant quatre ans.

Il entre, en 1980, à l'Education nationale. En 1995, le réseau de chercheurs en sciences sociales Gerpisa, spécialisé sur l'industrie automobile, le sollicite pour une étude. Il retourne à l'usine Peugeot/Sochaux et réalise une thèse sur l'histoire de ce site industriel. Les gens d'usine, 50 ans d'histoire à Peugeot-Sochaux, a été publié, cette année, aux éditions de l'Atelier. Est également paru, La chaîne et le réseau, aux éditions Page deux.

Depuis 2000, Nicolas Hatzfeld est maître de conférences en histoire à l'université d'Evry.