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« Le travail moderne menace le lien social »

SANS | publié le : 09.07.2002 |

Les nouvelles organisations du travail obligent les salariés à poursuivre des objectifs contradictoires. Ils y parviennent au prix de l'épuisement, de la perte de confiance en eux et dans les autres et d'une défiance à l'égard du lien social.

E & C : Qu'est-ce qui change pour les salariés dans les organisations modernes de travail ?

Danièle Linhart : Aujourd'hui, on ne demande plus seulement aux salariés de se conformer à des prescriptions mais d'engager une partie d'eux-mêmes, de se mobiliser subjectivement pour être adaptés à leur poste. Car la nature du travail évolue. Dans l'industrie, il s'agit d'un travail de diagnostic, de surveillance, de contrôle, de gestion de données, de gestion d'aléas, d'échanges d'informations, d'interprétation ; dans le tertiaire, il est question d'interaction avec le public, avec le client. Il n'est donc plus possible de déployer des formes d'organisation inspirées totalement du taylorisme. C'est au salarié de donner vie à la prescription, de la rendre opérationnelle, de lui donner du sens, de l'adapter à chaque cas.

E & C : N'y a-t-il pas un progrès à s'impliquer et à donner du sens à son travail ?

D. L. : Ce serait le cas si les nouvelles configurations du travail ne portaient pas en elles des contradictions. Car dans ces formes d'organisation, les objectifs ne sont pas toujours compatibles. Aux objectifs de productivité qui subsistent, avec des délais précis pour les atteindre, viennent s'ajouter des objectifs de qualité, de dimension commerciale. Or, il est très difficile de pouvoir intégrer les deux et la plupart des organisations sont défail- lantes sur cet aspect. Elles sont très performantes pour trouver des critères de productivité et elles les imposent de façon très exigeante aux salariés. Mais elles parviennent très rarement à trouver des critères d'évaluation de la qualité. Intégrer quantité et qualité est un problème non résolu par les organisateurs. C'est un problème majeur, surtout dans le tertiaire, pour tout ce qui touche à la fidélisation du client : comment satisfaire le client tout en respectant les contraintes de productivité ? On se défausse finalement de cette difficulté sur celui qui est confronté directement à cette contradiction, et c'est à lui de trouver la solution. S'il ne la trouve pas, c'est qu'il n'est pas compétent, pas adapté. C'est la généralisation de la patate chaude ! Pourtant, les gens s'en sortent, mais au prix de quelle tension ! Les salariés ont le sentiment d'être en permanence soumis à l'épreuve et se demandent toujours s'ils y arriveront.

E & C : Est-ce que les entreprises se rendent compte de ces difficultés ?

D. L. : Tant que ça marche, pourquoi remettre cette situation en cause ? D'autant que - et c'est là un autre trait caractéristique des organisations modernes du travail - cela devient en soi un aiguillon. Dans toutes ces grandes entreprises qui vivent des changements incessants, les acquis sont devenus la bête noire des managers. Tout ce qui est routine, régularité, acquis est considéré comme contradictoire avec la nouvelle organisation. Les managers cherchent à les faire oublier, voire à les perturber pour empêcher la capacité de mobilisation de s'endormir. On fait table rase et on part sur autre chose : réactivité, flexibilité, innovation, etc.

Aujourd'hui, le problème du management n'est plus seulement d'organiser le travail, mais de faire en sorte que les salariés soient en situation de se mettre une chaîne de montage dans la tête. La remise en cause permanente est un mode de management pour que le salarié fasse l'usage de lui-même le plus efficace possible. Cette fuite en avant est pensée comme stimulante, mais c'est très dangereux, car les gens perdent leurs repères, sont dans des situations de désapprentissage collectif.

E & C : Quels sont les risques de cette fuite en avant ?

D. L. : Les gens sont confrontés à ces tensions sur un mode très individuel. Cela se traduit par une perte de confiance en soi et par une absence de confiance dans les autres, qui sont moins des collègues que des concurrents. Le travail, lieu central de la socialisation, ne remplit plus ce rôle de façon satisfaisante. Les nouvelles organisations du travail ont donc un effet très dévastateur sur la qualité du lien social, et sur la socialisation en général, et perturbent la dimension citoyenne dans la société. Le doute que l'on constate actuellement sur la démocratie, ou l'attirance vers le vote extrême, signifie que les gens ont peur de ne plus avoir leur place dans le jeu politique et social.

Un retour à la lucidité, une prise de conscience s'impose, que je comparerais à la prise de conscience de la contrainte écologique. De même que la rationalité économique s'arrête là où commence la survie de la planète, de même la société doit imposer une limite au sein des entreprises pour préserver le lien social et la survie de la démocratie.

SES LECTURES

Retour sur la condition ouvrière - enquête aux usines Peugeot, Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Ed. Fayard, 1999.

Le couperet, Donald Westlake, Rivages, coll. Rivages Noir, 2000.

La boîte, de François Salvaing, Ed. Fayard, 1998.

PARCOURS

Directrice de recherche au CNRS, Danièle Linhart dirige le laboratoire Travail et mobilité de Paris-10, où elle enseigne également la sociologie. Ses sujets de recherche sont la modernisation du travail, les stratégies managériales et les questions syndicales.

Elle est l'auteure de Le torticolis de l'autruche-l'éternelle modernisation des entreprises françaises (1991), de La modernisation des entreprises (La Dé- couverte, 1994), et a participé à l'ouvrage collectif Le monde du travail (La Découverte, 1998).

Avec Barbara Rist et Estelle Durand, elle vient d'écrire un ouvrage sur la fermeture de l'usine Chausson, qui paraîtra en octobre prochain, sous le titre Perte d'emploi, perte de soi, aux éditions Erès.