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« La fin du collectif paraît irréversible »

SANS | publié le : 02.07.2002 |

Travail et emploi ne suivent pas la même évolution : au processus d'individualisation à l'oeuvre dans le travail se juxtapose un statut de l'emploi toujours marqué par le collectif. Il faut penser un nouveau statut rattaché à la personne plutôt qu'à l'emploi.

E & C : Quelles sont les grandes tendances des mutations du travail et vont-elles se confirmer ?

Robert Castel : L'évolution du travail est marquée par un processus de décollectivisation, de réindividualisation, de personnalisation. Il est dû, notamment, aux mutations technologiques (ce qu'on appelle la révolution informationnelle) et aussi au caractère de plus en plus exacerbé de la concurrence. Dans ce contexte, le travailleur a la responsabilité d'assumer le changement, de faire face à la nouveauté.

Il semble que c'est cela qui travaille en profondeur le monde de l'entreprise et celui du travail, mais aussi beaucoup d'autres secteurs de la vie sociale, de la famille, etc. Le monde du travail répercute et amplifie cette grande transformation sociétale.

Les formes de régulation du travail, qui ont dominé dans l'après-Seconde Guerre mondiale jusqu'au début des années 70, correspondaient à des formes d'organisation collective du travail. Le Code du travail exprime cette organisation collective : conventions collectives, droit du travail, régulations collectives de la protection sociale. Dans la mesure où ces collectifs s'effondrent, l'évolution vers l'individualisation paraît irréversible. Je ne crois pas qu'on puisse revenir au type antérieur de compromis social. Le problème est de trouver, aujourd'hui, des nouvelles régulations qui soient en phase avec cette mobilité généralisée et cette individualisation des tâches.

E & C : Selon vous, il faut distinguer évolution du travail et évolution de l'emploi. Pourquoi ?

R. C. : S'il y a un lien évident entre situation de travail et statut de l'emploi, ce lien n'est pas mécanique. Dans la société salariale, l'emploi se définit comme la conjonction d'un travail - qui obéit à la fois à des exigences techniques, à une division sociale du travail, etc. - et d'un statut. Cela signifie que sont rattachés au travail un certain nombre de garanties, de droits (conventions collectives, droit du travail, etc.), de sorte qu'un travailleur peut avoir de mau- vaises conditions de travail et un statut relativement satisfaisant. Il peut avoir des droits qui le défendent contre certaines formes d'arbitraire patronal ou des formes sauvages de la compétitivité, justement parce qu'il y a un statut de l'emploi qui ne se réduit pas à épouser les exigences de la technologie et du marché.

Cela dit, l'évolution du travail dans le sens de l'individualisation casse, d'une certaine manière, les anciens statuts de l'emploi, qui dépendaient d'une organisation collective. Le défi serait de trouver un statut de l'emploi qui soit compatible avec ces formes de mobilité, comme l'a déjà proposé Alain Supiot.

E & C : Comment penser un nouveau statut plus conforme aux nouvelles formes de travail ?

R. C. : Le principe serait d'attacher des régulations, c'est-à-dire des droits, à la personne du travailleur davantage qu'à l'emploi. Quand l'emploi était stable et bien régulé, avoir un emploi donnait au travailleur des protections et des droits. Avec des formes de travail plus mobiles, plus aléatoires, il faudrait décrocher les protections de l'emploi.

Concrètement, cela signifie une continuité des droits pour une personne tout au long de sa trajectoire professionnelle, qu'elle soit au chômage, en reconversion ou qu'elle change d'employeur. Mais cela suppose, bien sûr, que ces mesures soient organisées et financées et cela pose des problèmes d'application. Nous sommes davantage devant un chantier que devant un ensemble de recettes.

Mais on se dirige vers ce type de recherches pour établir un nouveau compromis social qui n'aurait plus besoin, pour être institué, d'être inscrit dans des collectifs stables de travail. La nouvelle conjoncture du travail ne doit pas conduire à abandonner l'exigence de protections pour les salariés. Ces protections peuvent être aussi à l'avantage des entreprises : il n'est pas évident, pour être compétitives et efficaces, qu'elles n'aient pas besoin de travailleurs sécurisés.

E & C : Vous êtes de ceux qui ne croient pas à la fin du travail. Pourquoi ?

R. C. : Il faut du travail pour produire de la richesse, et il faut toujours de la production de richesse pour qu'une société vive. On peut penser des transformations profondes du travail et de son organisation, mais on ne peut pas penser la fin du travail. De même, la fin du salariat n'est pas pour demain. Là aussi, il faut essayer de penser un paradoxe : la condition salariale se fragilise, mais le salariat continue d'être en expansion dans le monde. Les sociétés modernes sont devenues des sociétés salariales pour l'essentiel, et ce mouvement s'observe actuellement dans les pays en voie de développement.

SES LECTURES

Au-delà de l'emploi, rapport pour la Commission européenne, sous la direction d'Alain Supiot, Flammarion, 1999.

Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski, Eve Chiapello, Gallimard, 1999.

De l'esclavage au salariat, Yann Moulié Boutang, PUF, 1997.

PARCOURS

Agrégé de philosophie, docteur ès-lettres, Robert Castel a été professeur de sociologie à l'université Paris-8. Il est directeur d'études à l'EHESS depuis 1990, où il mène des recherches sur les interventions sociales, la protection sociale, les transformations des politiques sociales, du travail et de l'emploi.

Ses principaux ouvrages sur ce sujet sont Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat (Folio-Gallimard, 2000) et Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l'individu moderne (Fayard, 2001).

Depuis 1999, il est membre du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale.