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La société de l'information ne profite pas aux salariés

SANS | publié le : 21.05.2002 |

Chercheur, consultant, inventeur du concept d'ergostressie, Yves Lasfargue évalue l'impact des nouvelles technologies sur les conditions de travail. Il fustige également le discours du "tout- technologique" et milite pour une réhabilitation des métiers à faible teneur numérique.

E & C : En quoi les NTIC ont-elles participé à la mutation du travail ?

Yves Lasfargue : Depuis le milieu des années 90, les grandes évolutions, qui ont changé la nature du travail et des métiers, sont le fruit d'une accumulation d'innovations. A l'évidence, les NTIC ont fortement participé à ces bouleversements, mais elles ne sont pas les seules responsables. Ainsi, nous avons assisté à la montée en puissance des techniques du benchmarking appliquées au social. Les entreprises sont passées d'une logique de l'honneur, fondée sur des valeurs collectives, à une logique contractuelle.

Désormais, tout est chiffré et mesuré. Les salariés sont jugés sur la réalisation d'objectifs précis. C'est le règne de la compétitivité permanente calculée à partir de statistiques et de ratios. L'individualisation de l'appréciation est de plus en plus poussée. C'est très difficile à supporter pour les salariés, parce qu'avec le développement du travail en réseau, la productivité individuelle est finalement très compliquée à appréhender. C'est une des contradictions de notre société de l'information ! Avec l'avènement des NTIC, les salariés ont dû aussi apprendre à gérer l'abondance des données numérisées, à travailler sur des systèmes vulnérables, inter- actifs et abstraits.

Les NTIC sont également très chronophages. Le cadre reçoit, en moyenne chaque jour, 150 à 180 messages. Il est dérangé dans son travail toutes les 4 minutes. C'est le "cadrus interruptus" !

E & C : Les conditions de travail se sont-elles dégradées pour autant ?

Y. L. : Le problème, c'est qu'il est justement très complexe de porter un jugement de valeur sur les conditions de travail dans la société de l'information. Dans la société industrielle, tout était simple. On savait que la poussière, le bruit, les cadences infernales pesaient sur la santé et le moral des salariés. Ces repères ont disparu. Le ressenti des conditions de travail est apprécié de manière contradictoire d'un salarié à l'autre. L'interactivité peut être une source de plaisir chez les uns alors qu'elle sera vécue comme une souffrance chez les autres.

E & C : La société de l'information est-elle génératrice de stress ?

Y. L. : Je préfère la notion d'ergostressie à celle de stress, car elle a l'avantage de combiner la charge physique et mentale, le stress et le plaisir. Il est évident que, depuis le milieu des années 90, l'ergostressie croît de façon exponentielle. Les facteurs qui contribuent à son développement sont multiples.

Le plus significatif est, à mon sens, le raccourcissement des délais. Sous l'impulsion de la politique des flux tendus, les entreprises imposent à leur personnel des délais dits incompressibles. Autrefois, un cadre gérait un projet sur deux ans. Il prenait le temps de réfléchir à sa stratégie, à ses méthodes commerciales et de management. Aujourd'hui, en quelques semaines, le projet doit être bouclé.

De plus, le cadre doit gérer plusieurs dossiers et projets en même temps. Résultat : cette façon de procéder est non seulement stressante mais aussi vouée à l'échec.

Les communications électroniques ont, quant à elles, développé l'idée qu'il fallait répondre quasi instantanément à toute sollicitation.

E & C : Vous semblez militer pour une plus grande reconnaissance des métiers peu consommateurs de NTIC ?

Y. L. : Obliger tous les salariés à maîtriser les NTIC est une grave erreur qui générera de la discrimination à l'embauche et de l'exclusion. Je m'insurge contre le discours de la cyber secte pour qui le "tout-technologique" reste la panacée. En réalité, c'est un objectif totalitaire. Or, 25 % des métiers sont à faible teneur numérique.

Je viens de me pencher sur le cas des assistantes maternelles qui sont 600 000 en France. La cyber secte souhaiterait les contraindre à utiliser les NTIC. Selon moi, cette mesure reviendrait à exclure un tiers de cette population. Les assistantes maternelles ont-elles besoin du web pour faire correctement leur travail ?

SES LECTURES

La logique de l'honneur , Philippe d'Iribarne, Seuil, coll. Le Point, 1989.

Face aux feux du soleil, Isaac Asimov, J'ai lu, 1957.

Le travail en questions. Enquêtes sur les mutations du travail, CFDT, Syros, 2001.

PARCOURS

Yves Lasfargue dirige l'Observatoire des conditions de travail et de l'ergostressie (Obergo), une cellule de recherche qu'il a fondée en 2000 pour mettre au point et diffuser des outils de réflexion et de formation sur les conditions de travail dans la société de l'information.

Il est l'inventeur du concept d'ergostressie, une unité de mesure de la charge de travail adaptée à nos économies modernes. Yves Lasfargue est également expert auprès du Comité économique et social européen et membre du conseil scientifique de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact).

De 1993 à 2000, il a été directeur du Centre d'étude et de formation pour l'accompagnement des changements (Crefac) et secrétaire national de la CFDT Cadres de 1975 à 1985.

Yves Lasfargue a publié, en 2000, techno mordus techno exclus ?, un livre d'analyse sur les enjeux de l'ère numérique. Il prépare, pour cet automne, un ouvrage sur la cyber secte.