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La notation des salariés a de nombreux effets pervers

SANS | publié le : 30.04.2002 |

La notation des salariés chez IBM continue de mobiliser les syndicats. Les professeurs Arseguel et Igalens font le point sur les systèmes de notation et de fixation d'objectifs. Ils précisent les limites managériales et légales d'un classement des salariés.

E & C : Quelle est la différence entre le système de notation des salariés chez IBM, tel que l'a dévoilé Le Monde, et une traditionnelle fixation d'objectifs ?

A. Arseguel et J. Igalens : Le système d'IBM relève de deux logiques. La première, très classique, est celle de la déclinaison des objectifs organisationnels en objectifs individuels ; la seconde est celle du forced ranking ou topgrading, très utilisé aux Etats-Unis et peu en France.

Dans la première logique, l'atteinte d'objectifs fixés en accord avec l'intéressé est reliée à un niveau d'effort du salarié. L'objectif non atteint s'explique par une "insuffisance du salarié". Il revient au DRH de mettre en oeuvre des actions spécifiques vis-à-vis des faibles contributeurs qui pénalisent l'entreprise et, en cas d'échec, d'envisager la séparation.

La seconde logique est différente. Même si les objectifs sont fixés de la même façon, le jugement ne consiste plus à comparer les résultats aux objectifs mais à comparer les salariés entre eux pour les classer. Ils se trouvent dans un univers aléatoire : ils ne peuvent maîtriser la performance des autres. Et si le classement (ranking) entre salariés est effectué, le couperet peut ensuite être fixé statistiquement : on se sépare des x % de salariés les moins performants. Dans le cas IBM, les désapprobations exprimées portent non sur le principe de la notation elle-même, mais notamment sur le fait que des quotas ont été préalablement fixés pour attribuer de mauvaises évaluations. IBM a admis « l'existence de fourchettes qui permettraient de donner des indicateurs et des objectifs aux managers pour les notations ».

E & C : Quelle est la pertinence de ce forced ranking ?

A. A. et J. I. : Le premier avantage est de maintenir un climat d'émulation important. Le second est de permettre une amélioration permanente du niveau de performance car si, en recrutant, on remplace systématiquement les low performers par des high performers, le niveau moyen ne peut que s'élever.

Mais les inconvénients sont majeurs. Le forced ranking provoque des conflits intraorganisationnels car le problème n'est plus de tenir son objectif, ce qui veut souvent dire "battre la concurrence", mais il devient "battre les collègues" de la même entreprise, voire de la même équipe. Quel état d'esprit peut régner dans une équipe où le succès de l'un entraîne mécaniquement l'échec de l'autre ?

Autre inconvénient : il n'est pas certain que le niveau moyen s'élève car le manque de coopération, les conflits entraînent généralement une grande déperdition d'énergie. Par exemple, l'entretien annuel ne peut plus être un moment de communication privilégié entre le supérieur et le collaborateur, ce dernier s'efforçant de comprendre et d'aider le premier à progresser. Dans le cas du forced ranking, il s'agit souvent simplement de "défendre sa peau".

E & C : Quelles questions l'"affaire IBM" soulève-t-elle en droit du travail ?

A. A. et J. I. : Ce sont des questions fort classiques : les méthodes mises en place ne cherchent-elles pas à éluder les contraintes du licenciement collectif pour motif économique, en envisageant une rupture du contrat de travail à partir de motifs comme la non-réalisation d'objectifs ? D'autre part, si la notation prend en compte l'état de santé du salarié, elle établit, évidemment, une discrimination sévèrement sanctionnée au plan européen et national. La notation, si elle n'est pas prohibée en elle-même, ne peut prendre en compte des critères discriminatoires, dont l'état de santé. A cet égard, la loi française du 16 novembre 2001 a élargi à tous les aspects de la relation de travail l'interdiction de discrimination, en organisant, de surcroît, un partage de la charge de la preuve.

Plus largement, la fixation d'objectifs par l'employeur a toujours été admise en droit positif du travail. Mais la jurisprudence a très tôt encadré cette pratique : le juge doit vérifier si « ces objectifs sont raisonnables et compatibles avec le marché ». Et si tel est le cas, « l'insuffisance de résultats par rapport à des objectifs visés ne constitue pas une cause de rupture pouvant priver le juge de son pouvoir d'appréciation de l'existence d'une cause réelle et sérieuse ».

Pour le motif d'insuffisance professionnelle et non plus d'insuffisance de résultats, son appréciation relève en principe du pouvoir patronal. Mais, ici encore, l'incompétence alléguée doit reposer sur des éléments concrets.

Les juges vérifient, par exemple, si des avertissements avaient été donnés au salarié. Son ancienneté dans l'entreprise et l'absence de critiques sur la qualité de son travail peuvent aussi être retenues pour sanctionner la brutalité d'un licenciement. Et l'employeur est en faute s'il n'a pas assuré "l'adaptation" du salarié à l'évolution de son emploi (Cass. Soc. 25 février 1992, "Expovit"), obligation désormais fondée sur l'exécution de bonne foi du contrat de travail et nouvellement inscrite dans l'article L. 120-4 du Code du travail.

LE SYSTEME DE NOTATION D'IBM

Le Monde daté du 8 mars a révélé la pratique, chez IBM, de classements des salariés en fonction de leurs performances et la diffusion de quotas ou de fourchettes auprès des managers pour l'attribution des différentes notes.

- Aux Etats-Unis, ces systèmes de notation, souvent avec des quotas prédéterminés, sont mis en oeuvre dans des entreprises comme General Electric, Ford, Microsoft, Cisco ou Cono. Plusieurs d'entre elles sont poursuivies par d'anciens salariés (lire Entreprise & Carrières n°581).

PARCOURS

Albert Arseguel enseigne le droit du travail et le droit de la Sécurité sociale à l'université des sciences sociales de Toulouse.

Il est l'auteur d'une thèse sur la notion d'organisations syndicales les plus représentatives.

PARCOURS

Jacques Igalens est président de l'IAS et fondateur de l'AGRH. Il enseigne la GRH à l'IAE de Toulouse et dirige la composante gestionnaire du Lirhe (Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur les ressources humaines et l'emploi (Lirhe).