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SANS

XV. Du bon usage des mandats

SANS | publié le : 23.04.2002 |

La veuve de Bernard Londres vient de faire une révélation fracassante à Ernest : son mari était le beau-frère de Karl Cross. Le délégué syndical semblait, par ailleurs, cacher un autre secret, encore plus étonnant.

e téléphone est le plus souvent une invention douloureuse, mais, à de rares moments de lucidité, il sait se montrer efficace et compréhensif.

Ernest n'attendit pas la seconde sonnerie du bienheureux appareil et décrocha sous l'oeil inquisiteur de Karl Cross, qui attendait toujours sa réponse.

- C'est pour vous.

Le Pdg regarda bêtement le combiné que lui tendait Ernest, et une poignée de secondes impertinentes s'écoulèrent avant qu'il ne se décidât à le prendre. Il y eut quelques grognements, puis un « j'arrive » agacé, rapidement suivi d'un « je viens de vous dire que j'arrivais » encore plus agacé. Il raccrocha.

- Nos investisseurs sont là. Je dois aller les accueillir. Nous reprendrons cette conversation plus tard.

Le Pdg avait parlé d'une voix saccadée et fatiguée. Il était manifestement frustré de ne pouvoir mener à bien cette mise au point avec Ernest. En outre, l'idée de devoir affronter, pendant de longues heures de réunion, ses investisseurs semblait le terrasser d'avance. Sur le départ, il eut une hésitation sur le pas de la porte, puis, sans se retourner, lâcha :

- Je n'ai pas tué Bernard.

- Permettez-moi d'en douter.

- Croyez-moi. Je suis peut-être un trafiquant, mais pas un assassin (une hésitation). Du moins, pas en famille.

Ernest observa le dos massif de Karl Cross s'engouffrer dans le couloir, et referma immédiatement la porte. Il prit soin de la verrouiller à double tour. En s'asseyant, il ne put s'empêcher, certes, de songer à Emmanuelle Neri, mais surtout d'avoir une pensée agacée pour le Secrétariat général, qui n'avait pas été foutu de découvrir que le délégué syndical de l'entreprise était le propre beau-frère du Pdg.

L'histoire contée par la veuve était d'une simplicité navrante, mais traduisait le génie de Bernard Londres. Les Cross étaient issus d'une famille fort modeste, au sein de laquelle seul Karl avait réussi, du moins à sa façon. Dans le cadre de ses succès discutables, il avait toujours méprisé son beau-frère, ouvrier qualifié d'une sombre PME... Biox4. Pourtant, au fil des inévitables conversations pendant les réunions de famille, Karl avait fini par entr'apercevoir le potentiel de l'entreprise en question. Il avait alors réussi à convaincre plusieurs investisseurs douteux de racheter Biox4 et de l'en nommer Pdg pour y développer "d'autres activités", plus lucratives.

C'était là qu'intervenait le coup de génie de Bernard Londres. Parfaitement au courant des pratiques peu recommandables de son beau-frère, il avait alors courbé l'échine, tout en refusant les promotions offertes sur un plateau par le nouveau Pdg, soucieux du train de vie de sa soeur. Au contraire, il avait remporté un à un les différents mandats de représentation du personnel, non pour empoisonner la vie de son beau-frère, mais afin de disposer des moyens nécessaires à la conduite de son enquête : en tant que membre du comité d'entreprise, il avait, notamment, eu accès aux comptes, bilans, transferts de capitaux, investissements, affectation des bénéfices réalisés.

Mieux encore, il avait pu participer au Conseil d'administration :

- en tant que délégué du personnel, il avait eu la possibilité d'interroger librement tous les salariés sur la teneur réelle de leur activité ;

- en tant que délégué syndical, il avait bénéficié des réseaux et des compétences de sa centrale syndicale ;

- et, en tant que membre du Comité d'hygiène et de sécurité, il avait pu faire procéder à des expertises précises des différentes machines utilisées.

Grâce aux remarquables moyens ainsi offerts par ses différents mandats de représentation, il était parvenu à réunir un impressionnant faisceau d'indices et s'apprêtait à remettre ses résultats à qui de droit. Il s'apprêtait... Il demeurait une inconnue de taille. Pourquoi avait-il tenté de se rapprocher d'Ernest, et, mieux encore, demandé à sa femme de l'appeler, lui, le DRH, l'ennemi potentiel, en cas de problème majeur ? Eva Londres n'en savait manifestement pas plus.

Ernest éternua, maudit la climatisation et songea que cette sensation de n'être qu'une marionnette parmi les autres, Karl, Emmanuelle, Bernard, Eva... était de plus en plus désagréable. Et parfaitement incompatible avec sa mission.