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Lutter contre tous les types de discriminations

SANS | publié le : 19.03.2002 |

La France a mis longtemps à construire un dispositif de lutte contre les discriminations raciales, et son efficacité demeure incertaine. L'Etat doit dépasser sa frilosité et créer une instance indépendante luttant contre toutes les formes de discrimination.

E & C : Pourquoi le débat sur les discriminations raciales, en particulier au travail, est-il si récent ?

Philippe Bataille : Jusqu'au milieu des années 1990, deux débats, l'un sur l'immigration, l'autre sur le racisme idéologique, occupent le devant de la scène, sur fond de crise économique. Ils se focalisent sur l'étranger non européen dont il est dit qu'il prend la place d'un national sur le marché du travail. La lutte contre le racisme est alors essentiellement politique. Le Front national a été, et reste, pour beaucoup dans ce phénomène. Dans ce contexte, il est difficile de faire émerger un débat sur la discrimination raciale. Puis, à partir de 1996-1997, les choses changent. Les acteurs de l'antiracisme comprennent peu à peu que le racisme doit aussi être combattu sur le terrain économique et social. Le phénomène de la discrimination est enfin abordé comme une somme de pratiques silencieuses portées par des acteurs qui ne se réfèrent pas explicitement aux idéologies racistes.

E & C : Quelles formes revêtent les discriminations raciales dans le travail ?

P. B. : L'une d'elles est l'exploitation des travailleurs immigrés. Il s'est longtemps agi d'une immigration organisée par des accords d'Etat à Etat, et qui sont, aujourd'hui, des filières clandestines. L'ethnicisation des tâches est une autre forme de discrimination. C'est, par exemple, la pratique qui consiste à écarter les individus de couleur des postes au contact de la clientèle. Autre mode : la discrimination à l'embauche, qui consiste à rejeter la candidature d'un individu en raison de son origine, de son nom, de sa couleur de peau. Bien sûr, ce n'est pas dit comme ça. Enfin, la fonction publique pratique la discrimination raciale de manière légale et institutionnelle avec le système des emplois fermés aux étrangers. Cela dit, il existe aussi beaucoup d'entreprises qui n'écartent pas systématiquement la différence, l'acceptent, voire l'utilisent pour valoriser leur propre image multiculturelle.

E & C : Comment quantifier ces phénomènes ?

P. B. : Jusqu'à il y a peu, il était impossible de les mesurer. En effet, les statistiques françaises n'indiquent pas l'origine ethnique des individus et les conditions d'acquisition de la nationalité française. Mais nous commençons à progresser dans la mesure de la sous-employabilité. Grâce à des enquêtes d'extension menées à partir du dernier recensement, nous constatons qu'à catégorie sociale égale, les enfants de parents étrangers, non européens, éprouvent plus de difficultés à accéder au premier emploi que les enfants de parents étrangers européens, et ce, dans un rapport de un à quatre.

E & C : Comment jugez-vous l'efficacité du dispositif de lutte mis en place par les pouvoirs publics ?

P. B. : Avec la création, en 1999, des Commissions départementales d'accès à la citoyenneté (Codac) et du Groupe d'étude et de lutte contre les discriminations (Geld), la mise en place en mai 2000 d'un numéro vert, le 114, destiné à recevoir les plaintes de victimes de discrimination, et la loi Aubry sur la lutte contre les discriminations, les pouvoirs publics reconnaissent enfin le droit à se constituer comme victime d'une discrimination raciale. Mais ce dispositif est largement insuffisant. Les phénomènes dont nous parlons n'ont pas régressé, ils connaissent même des accélérations sous le coup d'événements géopolitiques échappant au contrôle des individus. Les pouvoirs publics ne sont pas allés assez loin. Le choix n'a pas été fait entre une conception rigide de la citoyenneté, qui ne jure que par la notion d'intégration, et une politique publique respectueuse des différences. Pourtant, on ne s'en sortira pas tant qu'on ne dépassera pas la peur de l'autre et qu'on n'acceptera pas l'idée que la France est aussi le fruit de l'immigration

E & C : Comment faut-il faire évoluer la lutte contre les discriminations ?

P. B. : L'Union européenne appelle à la mise en place d'une autorité administrative indépendante dans chaque situation nationale. Au Royaume-Uni, elle prend la forme d'une Commission pour l'égalité des races. Pour ma part, je ne crois pas à cette structure, qui favorise les enfermements communautaires. Je crois plutôt à une Commission des droits de la personne, comme au Canada, construite sur la notion d'égalité et élargie à tous les types de discriminations. A l'heure où tous dénoncent les fractures de la société française, la construction d'une véritable politique de lutte contre tous les types de discriminations constitue un enjeu majeur.

BIBLIOGRAPHIE

Le racisme au travail, en collaboration avec la CFDT, Ed. La Découverte, 1997.

Comment les femmes changent la politique, avec Françoise Gaspard, Ed. La Découverte, 1999.

Violence en France, avec Michel Wieviorka, Ed. Seuil, 1999.

Vivre un cancer, à paraître fin 2002, Ed. Balland.

PARCOURS

Philippe Bataille est maître de conférences à l'université de Lille-3 depuis 1995 et chercheur au Cadis, le Centre d'analyse et d'intervention sociologiques de l'Ecole des hautes études en sciences sociales. De 1998 à 2000, il a également été chercheur au CNRS.

Il a été professeur à l'université de Montréal de 1993 à 1995, où il a dirigé un programme de recherche sur les discriminations. De retour en France, il mène une recherche sur le racisme dans le monde du travail en collaboration avec la CFDT et publie, en 1997, Le racisme au travail.

De septembre 1999 à septembre 2001, il a présidé le conseil d'orientation du Geld (Groupe d'étude et de lutte contre les discriminations).