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Prise de parole

« Où en est-on pour qu’une personne oublie ainsi de penser par elle-même ? »

Prise de parole | publié le : 01.07.2023 | Dominique Perez

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« Où en est-on pour qu’une personne oublie ainsi de penser par elle-même ? »

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Dans Le Management totalitaire, Violaine des Courières dénonce, après une enquête de cinq ans, les dérives nées d’un capitalisme anglo-saxon qui s’est imposé dans les entreprises françaises depuis les années 1990. De « process » en reporting, la pression des actionnaires et la culture du court terme auraient ainsi déshumanisé un management qui a perdu le contact avec ses salariés.

L’idée de cet ouvrage vous est venue à la suite de chocs personnels, qui vous ont touché vous et votre entourage…

Pendant mes études, on m’a fait vraiment rêver, j’étais en master de marketing et communication à Assas, pour moi ce monde était vraiment glamour. Une fois diplômée, je suis entrée dans une agence de pub puis une agence de communication, qui organisait souvent des rencontres entre salariés, autour de petits fours et de champagne, dans un univers très féminin… Nous étions promis à un brillant avenir. Jusqu’à une réorganisation de la société. À mon retour de congé maternité, comme deux de mes collègues dans la même situation, j’ai été évincée, parce qu’on estimait que je n’étais plus en mesure de tenir mes performances. J’ai été convoquée par un DRH de transition, et j’ai compris que la nouvelle manager en poste m’avait fait une sorte de procès d’intention, en affirmant entre autres que des salariés disaient du mal de moi… des personnes avec lesquelles je n’avais en fait jamais travaillé. Le DRH, que j’ai sollicité, a fini par admettre que la raison de mon éviction était juste due au fait que j’étais « sur la liste » établie par la PDG, sans règle ni logique. Longtemps après, j’ai pu rencontrer cette manager d’alors. Elle a reconnu qu’elle avait alors renié ses propres valeurs pour obéir à la hiérarchie, ce qui l’a conduit au burn-out et au départ de cette agence. J’ai compris peu à peu que beaucoup de femmes avaient vécu la même expérience, mais des hommes aussi. Beaucoup de mes amis qui travaillaient dans le marketing, la communication ou la finance ont dû quitter leur entreprise de façon brutale. J’ai compris que je ne pourrais pas revenir dans ce monde-là, vivre une telle inadéquation entre l’apparence et la réalité. Je ne pouvais même plus entrer dans un hall d’entreprise, j’avais des haut-le-cœur. Je me suis reconvertie dans le journalisme. L’idée du livre est venue ensuite, quand le mari d’une amie, victime d’un burn-out à la suite d’un licenciement, s’est, à sa demande d’explication, entendu répondre par son employeur : « C’est le process ». Je me suis alors demandé : « Où en est-on pour qu’une personne oublie ainsi de penser par elle-même, par loyauté envers une entreprise ? »

Vous expliquez, ainsi que nombre de vos interlocuteurs dans votre livre, les dérives managériales actuelles notamment par une inflation de ces process mis en place dans les entreprises, qui ont choisi d’adopter une forme de management venue du capitalisme anglo-saxon…

Si ce modèle de capitalisme est remis en question aujourd’hui et commence même à représenter une forme de repoussoir, c’était loin d’être le cas dans les années 90, où il a fait largement rêver, avec des exemples d’entreprises à succès, des théoriciens du management qui publiaient des best-sellers, et l’influence de l’université de Harvard, notamment, laboratoire de nouvelles idées managériales, qui diffusait des théories prêtes à penser avec des promesses de succès. Cette littérature a séduit les entreprises françaises. Les cabinets anglo-saxons sont arrivés avec des méthodes très carrées, des process très clairs et des promesses de performance qui d’ailleurs se concrétisaient, notamment grâce au lean management… Il est vrai qu’il y avait nécessité de rendre les entreprises plus agiles. Mais une décennie plus tard, il n’y a pas eu de prise de conscience qu’on allait trop loin dans ces méthodes. Raccourcir le cycle de performance, pourquoi pas ? Mais si c’est trop, on bascule vers un versant néfaste pour les entreprises comme pour les salariés. On est entré dans la stratégie du « court terme ». Avant, le patron définissait sa stratégie, il avait l’actionnaire au-dessus de lui, mais restait quand même en lien avec ses salariés. Aujourd’hui, la pression des actionnaires s’accentue, la concurrence également… La conjoncture est tellement mouvante, surtout ces dernières années, avec les impacts de la crise Covid ou de la guerre en Ukraine, qu’il est évident que l’on est au bout d’un système.

Les dirigeants et managers que vous avez interviewés, dont certains ont été patrons de multinationales, ne cachent pas leurs inquiétudes…

Lors de mes entretiens, dont beaucoup ont eu lieu pendant la crise sanitaire, j’ai senti une vraie peur, de la part de dirigeants, d’un effondrement de leur entreprise, mais aussi des risques sur l’économie. Cette révolution brutale n’a pas eu lieu, mais on observe aujourd’hui une sorte de révolution silencieuse, qui se manifeste notamment par un turn-over de plus en plus élevé. De plus, les directions des ressources humaines sont devenues elles-mêmes des exécutantes des services financiers, contrairement au modèle allemand, par exemple, où elles sont situées au même niveau que les directions financières, une articulation qui permet une bonne gouvernance des entreprises… Encore une fois, c’est un fonctionnement très américain. La révolution numérique a également beaucoup affecté la fonction, avec une masse d’indicateurs et d’outils de gestion qui ont pris le pas sur l’aspect humain du métier. L’un des chefs d’entreprise interrogés a concédé, lors d’un entretien, qu’il n’avait pas le temps de réfléchir aux conséquences de sa stratégie, ni d’analyser les dérives managériales…

Vous avez émis, face à ces patrons, DRH, cadres, l’hypothèse d’un « totalitarisme d’entreprise ». Le terme n’était-il pas un peu trop fort ?

Au début, il s’agissait d’une question. Mais quand j’ai constaté la réaction des patrons face à cette expression, la plupart reconnaissant la validité de ce terme, j’ai décidé d’utiliser la forme affirmative comme titre de mon livre. Il est inspiré par la philosophe Hannah Arendt, qui a couvert le procès du criminel nazi Adolf Eichmann en 1961*, même si, évidemment, la comparaison a ses limites… Elle a écrit à cette occasion : « Eichmann est juste un homme ordinaire qui a oublié de penser ». Ce que je perçois, c’est que dans cette logique de déresponsabilisation généralisée dans les entreprises, apparaissent les expressions comme : « Je ne suis qu’un exécutant, j’ai fait ce qu’on me demandait… » Cela vient d’une demande de loyauté unilatérale qui implique que pour être un bon salarié, il faut faire ce qui est demandé. De quoi induire une raréfaction de la pensée personnelle. Mais derrière cette expression, il y a aussi l’idée « d’entreprise totalisante », surtout dans les multinationales, qui ont tendance à entrer également dans la sphère intime des salariés, et en viennent à faire des promesses, voire émettre des injonctions au bonheur, même quand les salariés sont malheureux au travail. Ce n’est évidemment pas le cas dans la majorité des entreprises aujourd’hui, mais le risque de dérive existe, et il est temps, à mon avis, de se poser la question.

On évoque pourtant de plus en plus le « bien-être » et la qualité de vie au travail, qui seraient au premier plan des préoccupations des entreprises…

Celles qui doivent veiller à leur rapport RSE voient les risques psychosociaux d’abord comme un risque. Et pour s’en prémunir, au lieu de repenser l’organisation du travail et de mettre en place des actions avec la médecine du travail, elles vont utiliser des outils pour maintenir leur performance ou repérer ceux qui risquent de flancher. Certaines ont recruté des coachs ou des psychologues d’entreprise pour les y aider… On constate ainsi une forme de psychologisation du travail. Ces accompagnements n’ont pas pour but de modifier en profondeur une organisation du travail qui ne correspond pas au salarié ni même de faire des propositions pour la faire évoluer, mais d’accompagner la personne pour qu’elle s’organise elle-même, maintienne son niveau de performance et ne craque pas. Alors qu’en fait, pour lutter contre les risques psychosociaux, l’entreprise doit d’abord avoir un bon dialogue avec la médecine du travail et les partenaires sociaux… Afficher une préoccupation pour le bien-être est donc une façon de contourner ces instances, pour ensuite se dédouaner en cas de burn-out à répétition, en faisant reposer la responsabilité sur le salarié. C’est aussi le but de ces applications que je décris dans le livre, sur le sommeil, le sport, la santé… En somme, toute la vie du salarié doit être corrélée à sa performance. Tout s’organise insidieusement autour de son travail.

L’auteure

Diplômée d’un master de marketing et communication, Violaine des Courières a, après un licenciement brutal, quitté le monde de la communication pour devenir journaliste spécialisée dans le domaine du social. Elle exerce aujourd’hui au sein de la rédaction du journal Marianne. Son premier ouvrage, Le management totalitaire, est paru en janvier 2023 chez Albin Michel.

* « Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal », Hannah Arendt.

Auteur

  • Dominique Perez