Dans son ouvrage L’ouvrier qui murmurait à l’oreille des cadres, publié chez Nombre7 Éditions, Jean-Michel Frixon1, ancien ouvrier chez Michelin, raconte comment il a été amené à donner des conférences auprès des managers et à contribuer ainsi à l’évolution de leur formation.
Jean-Michel Frixon : Tout a commencé par la sortie de mon premier livre, Michelin, matricule F276710, en avril 2021. Jean-Christophe Guérin, directeur industriel monde et membre du comité exécutif, m’a invité à le rencontrer, car il souhaitait évoquer avec moi mon histoire et des faits relatés dans mon ouvrage. Lors de cet entretien, à ma grande surprise, il a reconnu avoir appris au gré des chapitres des faits qu’on lui avait cachés ou qui étaient ignorés. À la suite de cette rencontre, il m’a convié, en novembre 2021, à intervenir auprès des directeurs Europe et monde, au siège de l’entreprise, à Clermont-Ferrand, pour que j’évoque mon ouvrage et ma vision du management. Et, en 2022, Florent Ménégaux, le président de Michelin, qui avait lu mon premier livre, a tenu, lui aussi, à s’entretenir avec moi.
J.-M. F. : Les syndicats sont nécessaires dans toute entreprise, mais, personnellement, je ne retrouve pas forcément mes valeurs dans leurs discours. Ils n’ont d’ailleurs pas réagi à la publication de mes deux livres… Et puis je souhaitais porter un message sur le management dénué de toute appartenance syndicale et politique. Je suis libre de mes idées et de mes convictions et le serai toujours. Parfois, au travail, mon souci d’indépendance a pu se retourner contre moi. Mais le fait de n’avoir jamais été engagé sur le plan syndical a certainement donné plus de crédibilité et de poids à mon récit auprès de la direction. Cette posture a facilité, lors des rencontres avec la direction, nos échanges sur le management. J’ai ressenti de l’écoute, de la considération et du respect. Des valeurs fondamentales à tout dialogue, à toute construction, à tout progrès, me semble-t-il…
J.-M. F. : J’ai évoqué mon parcours d’ouvrier durant 43 ans. Mes joies, mais aussi mes blessures… Puis, je leur ai exprimé ma vision du management qui, selon moi, doit se fonder sur le respect et la considération des personnes, quels que soient le niveau hiérarchique et le métier. Cela demeure le fil rouge de toutes mes interventions.
J.-M. F. : Mon expérience d’ouvrier confronté durant toute sa carrière à de bons et mauvais managers a bien sûr intéressé la direction. J’ai expliqué les coulisses de l’univers des 3 x 8, la difficulté des horaires et de la production, qui ont de nombreuses conséquences pernicieuses, dont on ne parle jamais ou que l’on préfère ignorer. Quand je travaillais à l’usine, beaucoup d’ouvriers s’évadaient dans l’alcool, pour oublier la dureté de leur poste, le manque d’intérêt et de sens qu’ils éprouvaient dans leur métier. Ces difficultés professionnelles et le manque de perspectives d’évolution minent, insidieusement, le moral. Cette lente érosion se révèle dévastatrice avec le temps. Cela m’a convaincu que la robotisation des tâches les plus pénibles et répétitives est vraiment une nécessité, afin de déplacer les hommes ou les femmes vers des emplois plus intéressants et plus valorisants – n’en déplaise à certains syndicats. Comme je l’écris dans mon deuxième livre, ces ouvrières et ces ouvriers forment l’armée de l’ombre de Michelin. Si l’on s’intéresse à eux, ils vous parlent. Le chemin du management pour améliorer les relations entre strates hiérarchiques doit en passer par là…
J.-M. F. : J’ai été invité en 2022 à visiter les 15 usines françaises du groupe. Et j’ai été reçu comme si j’étais le PDG ! C’était émouvant à vivre – n’oubliez pas que je suis ouvrier… Le matin, je visitais les ateliers et j’avais carte blanche pour discuter avec qui je voulais. Puis, j’intervenais en conférence auprès des cadres durant deux heures en moyenne et je faisais remonter le contenu de mes échanges avec le terrain. Lors de cette tournée, j’ai découvert des postes vraiment difficiles à tenir. Ainsi, à l’usine de Vannes, les fils qui servent à tisser les pneus requièrent un long processus de fabrication consistant à les chauffer à haute température, puis à les refroidir dans des bacs en ciment remplis d’eau. Ce processus fait intervenir des ouvriers qui portent le nom de « baigneurs ». À chaque changement de diamètre des fils, ils se chargent tout au long de la journée de nettoyer les équipements maculés de graisse. Ces tâches s’exécutent en milieu humide et par forte chaleur, le dos souvent courbé et le visage trempé de sueur… Mais en parlant aux femmes et aux hommes qui en avaient la charge, j’ai constaté qu’ils ne s’en plaignaient pas et conservaient pour la plupart le sourire en m’expliquant leur travail, leurs joies, leurs déceptions et les relations avec leurs managers. Ils me faisaient confiance. Vous n’avez pas idée de l’engagement et de l’attachement du personnel ouvrier à cette entreprise… Je ne partais pas en terre inconnue et, pourtant, je me suis laissé envahir bien souvent par l’émotion. Je me suis aussi aperçu, contre toute attente, que les managers de tous les niveaux avaient, eux aussi, un grand besoin de parler… Les conférences que j’ai tenues rassemblaient essentiellement les cadres. Quelque part, c’est un regret : j’aurais souhaité que des ouvriers encore en activité y participent aussi…
J.-M. F. : C’est une question que je me suis souvent posée. Les managers négligent en effet souvent de faire des compliments sur le travail bien fait. Or ils doivent impérativement apprécier le travail fourni et, s’il est bien fait, le reconnaître clairement. Les compliments stimulent l’engagement. Il est possible que les managers craignent, en complimentant, de s’exposer à des revendications salariales ou des demandes de promotions qu’ils n’ont pas les moyens de satisfaire. Cependant, je vais vous surprendre. Lors de mes discussions avec les ouvriers, le point qui revenait en priorité était qu’ils entendaient trop rarement leur chef dire : « Merci pour le travail réalisé ! » Le salaire passait après… Un manager doit être bienveillant et exigeant à la fois. C’est un métier difficile. Mais s’il ne fait pas d’efforts pour marquer de la considération et du respect et néglige l’écoute, sa politique managériale sera irrémédiablement vouée à l’échec.
J.-M. F. : Ces actions de reconnaissance, qui se matérialisent par un coffret cadeau, des places pour un spectacle ou un match, constituent un petit plus, mais demeurent largement insuffisantes. Lors de mes visites dans les usines, les ouvriers m’ont ainsi expliqué qu’ils auraient apprécié que les directeurs de sites viennent plusieurs fois dans l’année les rencontrer sur leur poste, afin de découvrir leur métier ainsi que leurs responsabilités, et échanger avec eux sur ces sujets. La relation de confiance prend du temps : si les directeurs prennent la peine de descendre dans les ateliers, ils pourront réaliser eux-mêmes un audit de premier ordre. Et s’il y a un souci de management, par exemple, les ouvriers en parleront. Le terrain est toujours le miroir de la vérité. Ces visites constituent un investissement sur le long terme, j’en suis intimement convaincu.
J.-M. F. : La direction de l’entreprise a pris conscience de la nécessité de transformer les modules de formation des futurs managers et m’a invité à participer à des réunions de travail sur ce thème. Je leur ai déjà donné quelques pistes qui, à ma grande surprise, ont été retenues. Cela constitue pour l’ancien ouvrier que je suis une formidable reconnaissance. Cette démarche va se poursuivre dans les usines étrangères du groupe. L’idée est de faire intervenir des ouvriers ou ouvrières ayant de l’ancienneté dans les séances de formation des futurs managers. Ainsi, tout comme je l’ai réalisé en France, ils et elles parleront de leur vécu et s’exprimeront sur les problèmes relationnels qu’ils ont pu avoir avec leur hiérarchie et leurs attentes vis-à-vis des managers. Ces changements dans la formation interviennent dès cette année. Le but est de sensibiliser les futurs managers à l’importance de leur fonction et, surtout, à l’importance de la relation humaine, dans toute entreprise. Si, très modestement, par le biais de mes livres, j’ai pu faire progresser le respect dans le monde du travail, je serai le plus heureux des hommes.
(1) Aujourd’hui à la retraite, Jean-Michel Frixon, né en 1959, a été ouvrier chez Michelin, à Clermont-Ferrand, pendant 43 ans. Il pratique régulièrement le footing et la randonnée, sports devenus des exutoires lors de ses années professionnelles, et qui lui ont aussi permis une ascension réussie du Mont-Blanc.