Face à l’ampleur de l’infertilité et aux nouvelles démarches des femmes pour concevoir un enfant seules ou préserver leurs ovocytes, les employeurs ne peuvent plus ignorer l’impact d’un parcours d’assistance médicale à la procréation sur la vie professionnelle. Si des dispositions légales existent pour protéger ces salariées, elles sont encore trop peu nombreuses à en bénéficier.
« L’infertilité touche 15 % des couples en âge de procréer, qui sont aussi des couples en vie active », rappelait début mars Nathalie Massin, la responsable du centre d’assistance médicale à la procréation (AMP) du centre hospitalier intercommunal (CHI) de Créteil lors d’une table ronde au Sénat1. Et l’endocrinologue de mettre en garde : « Cette proportion d’infertilité ne cesse de progresser, en rapport avec le retard de l’âge à la maternité. » Malgré la diversité des situations, la professionnelle de santé pointait du doigt trois problèmes majeurs concernant la question de l’infertilité et du travail des femmes : l’exposition aux produits toxiques, à des rythmes de travail complexes, impactant la qualité de vie, en particulier le sommeil et l’alimentation, tout cela entraînant des perturbations hormonales ainsi que les contraintes liées aux traitements prodigués lors des parcours d’AMP. Ces derniers, ouverts depuis 2021 aux femmes seules ou aux couples de femmes, durent en moyenne 7,7 ans en France. Quels que soient les protocoles (stimulation ovarienne seule, insémination artificielle, ponction d’ovocytes en vue d’une congélation, fécondation in vitro…), ils sont rythmés par des rendez-vous médicaux très réguliers et imprévisibles, car ils dépendent du cycle de chaque femme. Et les employeurs se montrent plus ou moins compréhensifs…
En parcours d’AMP de mars à juillet 2022 après un an et demi de tentatives infructueuses pour avoir un deuxième enfant naturellement, Anne-Claire2 devait effectuer des injections tous les soirs. Pendant une semaine, elle a réalisé des prises de sang et des échographies tous les deux jours pour surveiller la période d’ovulation et programmer une insémination artificielle. Dans la clinique où elle était prise en charge, le premier créneau de consultation était à 9 heures. « J’ai appelé mon chef pour demander si je pouvais arriver plus tard au travail. Il m’a dit que c’était ingérable. J’ai dû me mettre en arrêt maladie… », raconte-t-elle. Pourtant, le Code du travail prévoit depuis 2016 (article 1225-16) des autorisations d’absence lors des examens obligatoires pour les patientes en parcours d’AMP, trois absences par protocole pour leurs partenaires et une protection contre les discriminations. Ces absences ne doivent entraîner aucune baisse de rémunération et sont assimilées à du temps de travail effectif. Mais cette législation est loin d’être appliquée, que les premiers concernés refusent de signaler leur démarche ou que les employeurs rechignent à leur accorder ces droits face à la répétition de ces impératifs, amplifiée par un taux d’échec élevé.
« Bien que les règles existent, ceux qui les gèrent peuvent rendre la situation difficile. Certaines entreprises commencent certes à faire des efforts, mais il suffit d’avoir un patron ou un DRH qui n’a pas envie d’en faire et la vie au travail peut vite devenir très compliquée », confirme Virginie Rio, cofondatrice du Collectif BAMP !, une association de patients et expatients de l’AMP, de personnes stériles, infertiles et de parents d’enfants nés à partir de ces techniques. D’autant que « l’infertilité, inexpliquée dans certaines situations, fragilise au niveau social, émotionnel et professionnel », poursuit-elle, en soulignant le décalage avec les objectifs de performance du monde du travail. Justine2, qui a été en parcours d’AMP pendant cinq ans, apportait ainsi son ordinateur professionnel en salle d’attente avant ses rendez-vous médicaux pour éviter d’accumuler trop de retard dans son travail. « C’est déjà compliqué pour le couple, je n’avais pas envie que cela le soit en plus au boulot », explique cette cadre qui évoque un parcours « douloureux psychologiquement et physiquement » et regrette le manque de compréhension de son ancien supérieur…
Virginie Rio affirme être interpellée en moyenne une fois par semaine par des personnes en parcours d’AMP cherchant à connaître et faire valoir leurs droits auprès de leur hiérarchie. Y compris au sein de la fonction publique, dans laquelle les agents disposent des mêmes autorisations d’absence depuis une circulaire de mars 2017 « sous réserve des nécessités de service », une notion parfois avancée pour les refuser… L’association cherche des soutiens pour lancer une évaluation nationale sur l’application du droit du point de vue des entreprises et des salariés. « L’objectif n’est pas de mettre en difficulté les employeurs, mais de réussir à ce que les salariés et salariées soient moins en souffrance dans leur parcours et que les organisations prennent conscience que ce projet de vie est existentiel pour eux », précise la militante.
Élise2, qui essaie d’avoir un enfant avec sa compagne depuis plusieurs années, s’estime chanceuse. « Ma manageuse d’équipe a eu un très bon accueil sur ce projet alors que cela ne fait que six mois que je suis en contrat », se réjouit cette salariée d’un grand groupe français, suivie, comme près de 12 % des femmes, dans un centre d’AMP à deux heures de route de chez elle. Entre deux interventions, elle a pu continuer ses missions en télétravail. Outre faciliter ce type d’aménagement de poste, la médecin Nathalie Massin propose de supprimer les délais de carence pour les arrêts maladie, d’autoriser les partenaires à des absences pour tous les examens, de regrouper les rendez-vous médicaux, de favoriser la téléconsultation lorsque cela est possible, de même que la prévention à travers la médecine du travail et d’envisager des congés pour la fécondation in vitro (FIV) ou l’infertilité qui pourraient être programmés et prolongés sans retentissement sur la carrière. Cette spécialiste propose aussi de supprimer le motif d’infertilité sur les attestations médicales obligatoires pour obtenir les autorisations d’absence légales. « Selon mon expérience de terrain, les absences autorisées par la loi ne sont pas systématiquement utilisées par les femmes, parce que cela oblige à déclarer à l’employeur un projet de conception et une infertilité, et cela peut être stigmatisant », témoigne la responsable du centre d’AMP du CHI de Créteil. Justine comme son compagnon n’ont ainsi jamais demandé de certificat médical pour leurs rendez-vous. Élise a également attendu le début de son protocole de FIV avant de prévenir sa responsable et seuls trois de ses collègues sont dans la confidence. « Je le dirai facilement quand ce sera bon. En attendant, je n’ai pas envie de partager mes échecs et mes doutes avec tout le monde », confie-t-elle, en ajoutant : « Aller bosser alors qu’on vient d’avoir un test négatif n’est pas facile. Tout dépend de l’atmosphère de travail. »
D’où l’importance de créer un environnement bienveillant, comme le préconisent la charte de l’Observatoire de la qualité de vie au travail et celle du Parental Challenge. « En tant que petite entreprise, il y a des sujets que nous avons parfois tendance à ne pas prendre en compte. La charte du Parental Challenge nous a permis de formaliser les choses, d’avoir un cadre et de proposer des mesures concrètes aux équipes », se félicite Patricia Bailly, DRH de la PME Jean Bouteille, qui distribue des produits liquides en bouteille ou en vrac et compte une vingtaine de salariés dans les Hauts-de-France. Signée par 140 entreprises, cette charte engage par exemple à garantir la confidentialité aux couples en parcours d’AMP qui doivent s’absenter. Certaines organisations ont également nommé des « référents parentalité », disponibles pour informer et orienter les salariées dans ces démarches. Ces pistes de bonnes pratiques, qui s’expérimentent au-delà des engagements affichés, donnent ainsi l’espoir d’une meilleure prise en compte de ces enjeux par les employeurs dans les années à venir.
Explosion du nombre de demandes
Depuis la loi d’août 2021 relative à la bioéthique, l’assistance médicale à la procréation (AMP) est ouverte à toutes. En 2022, l’agence de la biomédecine a recensé près de 15 100 demandes pour une première consultation en vue d’une AMP avec don de spermatozoïdes au bénéfice de couples de femmes ou de femmes non mariées. Depuis l’entrée en vigueur de la loi, près de 11 500 femmes de 29 à 37 ans ont également fait une demande de première consultation pour l’autoconservation de leurs ovocytes.
Un parcours mal vécu
Dans un sondage Ipsos réalisé pour Merck France et les associations Asso’SOPK, Bamp et EndoFrance début octobre 2022 auprès de 800 femmes, 84 % d’entre elles estiment que l’assistance médicale à la procréation a des répercussions sur leur vie professionnelle, 94 % qu’il s’agit d’un parcours stressant et 82 % que personne ne peut comprendre ce qu’elles traversent. Par ailleurs, 83 % s’engagent dans une PMA pour cause d’infertilité et une sur dix se revendique célibataire.
(1) Elle avait pour thème : « Santé sexuelle et travail : quels aménagements pour les femmes ? » et portait aussi sur l’endométriose et la ménopause.
(2) Le prénom a été modifié.