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Le grand entretien

« Le travail fait sens lorsqu’il déploie l’intelligence individuelle et collective »

Le grand entretien | publié le : 22.05.2023 | Frédéric Brillet

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« Le travail fait sens lorsqu’il déploie l’intelligence individuelle et collective »

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Dans leur ouvrage Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire, publié au Seuil, deux économistes analysent ce qui donne du sens au travail et l’importance que prend cette dimension pour les salariés.

Qu’est-ce qui donne du sens au travail ?

De nombreux aspects de la vie professionnelle peuvent y contribuer : un salaire décent, des perspectives de carrière, des liens sociaux et amicaux… Toutefois, ces éléments relèvent de l’emploi plutôt que du travail. Dans ce livre, nous nous attachons au travail comme activité par laquelle une personne engage son corps et son esprit dans l’acte de produire, en mobilisant son savoir-faire, sa créativité. Et en travaillant, l’être humain transforme la matière et se transforme lui-même. Au regard de ces enjeux de transformation dont le travail est porteur, on distingue trois dimensions du sens du travail : l’utilité sociale (mon travail me donne le sentiment d’être utile), la cohérence éthique (je peux travailler en cohérence avec mes normes professionnelles et l’éthique commune), la capacité de développement (je peux mettre en œuvre dans mon travail mes habilités, ma créativité…). Le travail demande toujours un effort, mais si la personne au travail parvient à surmonter ses difficultés pour atteindre son objectif, le travail peut être source de satisfaction ou, dans le cas contraire, une souffrance.

L’appréciation du sens du travail dépend aussi de multiples éléments…

D’une manière générale, le travail fait sens lorsqu’il permet de déployer l’intelligence individuelle et collective, la sensibilité et l’attention humaine, ce que la psychodynamique du travail appelle le « travail vivant » (par opposition au travail « mort », incorporé dans les machines et les consignes). Cette appréciation dépend aussi du type d’employeur, de la taille des organisations, du secteur d’activité et du métier. À catégorie socioprofessionnelle identique, le travail fait plus sens dans les petites entreprises que dans les grandes. Dans le secteur public, associatif ou les métiers du soin, les salariés trouvent plus de sens à ce qu’ils font que dans les fonctions commerciales. Le manque de sens se traduit par des démissions et des difficultés de recrutement. Grâce à l’enquête Conditions de travail 2019, il a été possible de chiffrer cette corrélation1 : si au moins 10 % du personnel d’une entreprise estime, selon l’employeur lui-même, ne pas pouvoir faire un travail de qualité, les difficultés de recrutement dans celle-ci augmentent de 60 %. En outre, nous avons constaté que les salariés qui trouvaient peu de sens à leur travail en 2013 augmentaient d’environ 30 % leur probabilité d’avoir changé d’emploi en 2016, toutes choses égales par ailleurs2.

Pourquoi la question du sens du travail a-t-elle mis autant de temps à émerger ?

D’abord, les économistes ont longtemps réduit la seule motivation à travailler au gain monétaire. En outre, dans le champ académique et politique, l’attention se focalisait sur l’emploi au détriment de son contenu et de ses conditions d’exercice. Ce thème a cependant fini par émerger avec l’effritement du « compromis fordiste » : durant des décennies, les salariés et leurs syndicats ont accepté un travail répétitif et étroitement contrôlé contre une augmentation régulière des salaires. Ce compromis s’est délité sous l’effet conjugué de la stagnation du pouvoir d’achat et de la montée des inégalités salariales, d’un appauvrissement du travail de moins en moins supporté et la montée des préoccupations écologiques.

Quel rôle ont joué certains modes de management dans ce sentiment de perte de sens ?

Le déploiement d’un Lean Management dévoyé dans les entreprises et du New Public Management dans les administrations a contribué à occasionner des dégâts en matière de conditions de travail. Les outils technologiques et gestionnaires visant à standardiser les tâches et à atteindre à tout prix les objectifs financiers ou à réduire les coûts affaiblissent le sens, car ils réduisent la part du travail vivant dans le processus de production. Nous montrons que les salariés qui ont des objectifs chiffrés trouvent systématiquement moins de sens à leur travail, surtout lorsque ces objectifs leur sont imposés. Dans les nombreux témoignages des salariés, les mêmes mots reviennent : process désincarnés, objectifs chiffrés, benchmarking continuel, reporting permanent… Tout cela participe du management par le chiffre impulsé par la financiarisation de l’économie et adopté par les grandes entreprises depuis la fin des années 1990.

Dans quelle mesure la préoccupation environnementale intervient-elle dans le sens du travail ?

On a vu des salariés de grandes entreprises de la tech s’organiser pour contester les orientations écologiques de leur direction. Et grâce à l’enquête de 2019 sur les conditions de travail de la Dares, on s’aperçoit que le conflit éthique environnemental au travail concerne plus de travailleurs que l’on ne l’imaginait. À la question « Avez-vous l’impression que votre travail a des conséquences négatives pour l’environnement ? » 7 % des salariés répondent « Toujours ou souvent oui » et 24 % « parfois ». Ce sentiment est généralement associé à une situation dégradée de sécurité au travail, particulièrement ressentie par les ouvriers. Mais des ingénieurs et cadres dans l’industrie, des professionnels du marketing et de la communication et même des chercheurs s’interrogent aussi sur l’intérêt de créer des besoins et des débouchés nouveaux et d’entretenir une croissance sans limite… On note cependant que la présence d’une représentation syndicale atténue quelque peu le conflit éthique environnemental, car son action incite le management à mettre en œuvre une politique active de prévention des risques sanitaires et environnementaux.

La mise en place de politiques RSE contribue-t-elle à redonner du sens au travail ?

Pas vraiment, à en croire les résultats de l’enquête Conditions de travail 2019 de la Dares. Environ 30 % des salariés travaillent dans une entreprise ayant mis en place un label ou une certification RSE. Contre toute attente, les salariés de ces entreprises certifiées responsables n’éprouvent pas le sentiment que leur travail a plus de sens, en moyenne, que ceux qui travaillent dans des entreprises ordinaires… Plus surprenant, il y a moins de salariés qui trouvent leur travail utile dans les entreprises responsables (56 %) que dans les autres (61 %) et la proportion de salariés vivant un conflit éthique environnemental n’est pas moins élevée. On ne peut donc pas conclure à un impact positif de la RSE sur le sens du travail…

Si la RSE a peu d’impact, quels autres leviers pourraient être actionnés ?

Pour redonner du sens au travail, on pourrait imaginer d’autres formes de gouvernance des organisations, associant les salariés à la prise de décision stratégique sur les finalités du travail et son organisation. Cette codétermination existe déjà en Allemagne et dans les pays d’Europe du Nord. On pourrait être plus ambitieux et miser sur la socialisation des entreprises. On entend par là leur mise sous contrôle par ses différentes parties prenantes : salariés et apporteurs de capitaux, certes, mais aussi associations d’usagers, clients ou de défenseurs de l’environnement auraient leur mot à dire sur la stratégie et les pratiques. Les sociétés coopératives d’intérêt collectif fonctionnent sur ce modèle. Mais à ce stade, la codétermination est refusée par le patronat français et la socialisation n’est proposée par aucun courant managérial qui s’intéresse à la gouvernance.

Dans quelle mesure l’entreprise libérée peut-elle redonner du sens au travail ?

Au lieu de chercher à définir, optimiser, contrôler en détail l’activité de travail comme le fait le management par le chiffre, l’entreprise libérée parie sur les capacités d’auto-organisation individuelle et collective des salariés. Dans les enquêtes, la plupart des salariés concernés expriment leur satisfaction d’avoir gagné en autonomie et ne veulent plus revenir en arrière. Il semble donc que le travail gagne du sens grâce à la capacité de développement permise par une organisation plus participative. En même temps, il devient en général plus intense. En effet, le recul du contrôle hiérarchique s’accompagne de l’émergence d’une multiplicité de formes de contrôle : l’autocontrôle, le contrôle par les pairs, les experts ou les clients. En outre, il faut non seulement faire ce que l’on faisait déjà, mais en plus assumer une partie des tâches auparavant dévolues au manager. Et les contre-pouvoirs (syndicaux notamment) sont en général absents. Ce constat amène des spécialistes du travail à critiquer cette démarche : la mise en avant d’un pseudo-sens du travail ne serait qu’un subterfuge pour masquer son intensification. C’est en partie vrai, mais il ne faut pas négliger l’apport de ces nouveaux modèles organisationnels qui montrent que l’on pourrait organiser le travail de façon beaucoup plus participative, sans aucun dommage pour la performance, bien au contraire !

(1) « Quelles sont les conditions de travail qui contribuent le plus aux difficultés de recrutement dans le secteur privé ? », Thomas Coutrot. Dares Analyses n° 26, juin 2022.

(2) « Quand le travail perd son sens. L’influence du sens du travail sur la mobilité professionnelle, la prise de parole et l’absentéisme pour maladie », Thomas Coutrot et Coralie Perez. Document d’études n° 249, 25 août 2021.

Les auteurs

Statisticien et économiste, Thomas Coutrot a dirigé le département Conditions de travail et santé au ministère du Travail (Dares). Membre des Ateliers travail et démocratie, il a notamment publié Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer (Seuil, 2018).

Coralie Perez est économiste, ingénieure de recherche à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du Centre d’économie de la Sorbonne. Ses travaux portent sur la formation continue, les relations professionnelles et l’organisation du travail.

Auteur

  • Frédéric Brillet