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Entretien : « La prévention doit travailler les composantes professionnelles des usages de substances »

Tendances | publié le : 08.05.2023 | Nathalie Tissot

Gladys Lutz est docteure en psychosociologie du travail et chercheure associée au CRTD/Cnam. Elle a codirigé l’ouvrage Se doper pour travailler avec Renaud Crespin et Dominique Lhuilier. Elle insiste sur le fait que les conditions de travail sont autant à prendre en compte que les comportements addictifs qu’elles génèrent.

Les employeurs sont-ils tous concernés par le sujet des addictions ?

Oui. Si nous observons les statistiques sur les consommations d’alcool, de tabac, de stupéfiants ou de médicaments psychotropes, la quasi-totalité des actifs sont concernés. Pour autant, toutes les consommations ne sont pas problématiques ou n’entraînent pas un comportement à risque. C’est important de le préciser car parfois il peut y avoir du côté des pouvoirs publics, des acteurs de l’addictologie ou des cabinets-conseils, un argumentaire un peu hâtif qui réduit la consommation des professionnels à la notion d’addiction et de risque. La nécessité d’agir de l’entreprise ne relève pas tant du fait que nous soyons tous consommateurs, susceptibles de prendre des risques, que du fait que nous puissions recourir à des produits pour lâcher prise après sa journée, enchaîner les dossiers, se vider la tête, rester adaptables. Que des professionnels utilisent la pharmacochimie pour pallier les risques de leur travail – charge de travail, peur de perdre son poste, volonté de faire ses preuves – est à mon sens aussi crucial à comprendre et prévenir que d’interroger les risques liés aux conduites addictives.

Y a-t-il des conditions de travail qui favorisent les addictions ?

Les mêmes conditions de travail ne suscitent pas chez tous les travailleurs de recourir à des produits. En revanche, nous observons des consommations qui viennent, de façon récurrente, soutenir des situations de travail coûteuses, physiquement et psychiquement, difficilement améliorables collectivement. Ces situations de travail sont très diverses. Vous avez une activité passionnante, reconnue. De l’extérieur, on pourrait se dire que c’est le boulot rêvé. En fait, si ses limites soutenables et insoutenables ne sont pas définies collectivement, il peut y avoir un processus de sur-régime accompagné d’usages de produits parce que vous cherchez un complément de psychostimulation ou de capacité à dormir.

La démarche de prévention des entreprises répond-elle aux enjeux ?

En général, ce qui est prôné et réalisé dans les entreprises en prévention des conduites addictives tourne autour de la gestion des situations problématiques comme une alcoolisation aiguë ou chronique. L’employeur améliore la formation et l’outillage des managers pour mieux agir face aux usages d’alcool ou de drogues et de l’ensemble des salariés pour repérer leur propre consommation, limiter les risques voire envisager de ne plus consommer. Cette démarche clarifie les attendus de l’employeur et les moyens qu’il donne à ses salariés pour les atteindre – document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), règlement intérieur, information/formation et outils – mais elle s’enferme sur les addictions et court-circuite la continuité de l’action en prévention. La prévention des addictions doit être liée avec la prévention des troubles musculosquelettiques (TMS), des risques psychosociaux (RPS) et avec la qualité de vie et des conditions de travail (QVCT), afin de repérer et d’améliorer, en priorité, les composantes du travail sous-jacentes communes à tous ces risques.

Pensez-vous qu’il faille interdire les pots d’entreprise ?

Interdire l’alcool dans les pots d’entreprise nécessite un travail de compréhension de leur réalité, de leurs effets et de leurs fonctions pour les équipes et la ligne hiérarchique. J’ai plusieurs fois été sollicitée par des entreprises qui, après avoir interdit l’alcool sans repérer ses enjeux, se retrouvaient avec plus de problèmes qu’avant : émergence de pots clandestins, de consommations dans les bureaux des dirigeants, de plaintes et de mécontentement associés. La décision d’interdire les pots doit être collective et établie, ou abandonnée, à partir d’une analyse des usages d’alcool dans l’entreprise, de leurs modalités, des effets recherchés et perçus, des fonctions dans et sur le travail.

Quelles solutions peuvent apporter les employeurs ?

Les situations sont toujours complexes, personne ne consomme exclusivement pour le travail ou pour des raisons personnelles. La prévention n’a pas vocation à travailler sur cette limite interne aux personnes, elle doit identifier et travailler les composantes professionnelles des usages de substances psychoactives et des addictions. Développer une prévention efficace nécessite pour l’employeur de viser conjointement la compréhension des consommations comme risque et ressource, l’analyse de leurs fonctions professionnelles et des liens avec les autres risques professionnels identifiés dans le DUERP. Il doit chercher la cohérence entre toutes les actions correctives, ancrer la prévention des conduites addictives dans une continuité d’action. Ainsi construite, la démarche développe le pouvoir d’agir des acteurs, diminue les situations difficiles à soutenir, les risques et les recours aux produits. Reste que cette approche est encore marginale, malheureusement.

Auteur

  • Nathalie Tissot