Chercheuse et directrice adjointe du Creapt (Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail), Céline Mardon analyse les effets de l’évolution des conditions de travail et leurs conséquences sur la santé des travailleurs.
Les données disponibles montrent que le travail s’est intensifié depuis une trentaine d’années, pour toutes les catégories sociales, y compris la fonction publique, avec un cumul de différents types de contraintes de rythme de travail. Cela a fortement augmenté entre la fin des années 80 et 2010, avant de se stabiliser, mais à des niveaux très élevés. Ces contraintes sont de nature différentes. Il y a les contraintes de type industriel, rigides mais en partie prévisibles, qui laissent aux salariés des possibilités d’anticiper. Des contraintes de temps dites « marchandes », également, qui caractérisent les situations – de vente ou de guichet par exemple – de contact direct avec un public et qui alternent des périodes de pointes et de « creux ». Le point clé, c’est que ces différentes contraintes de rythme sont en progression simultanée et c’est notamment de cette combinaison que vient l’intensification du travail observée depuis trois décennies. Aux contraintes de temps s’ajoutent les contraintes physiques, qui ont augmenté durant les années 80 et 90 avant de se stabiliser elles aussi à un niveau relativement élevé, sauf pour les ouvriers et les employés de commerce et de service chez qui elles continuent à augmenter, même si c’est beaucoup moins rapidement que précédemment. Et si certaines expositions physiques extrêmement contraignantes reculent, sans doute dues, entre autres, au développement de la polyvalence, les contraintes moyennes et fortes ont tendance à s’accentuer, certainement en raison de l’intensification du travail qui vient entraver l’effet des nombreux progrès techniques dont l’objectif est de diminuer la pénibilité physique du travail. On peut aussi rappeler que l’autonomie des salariés, c’est-à-dire les marges de manœuvre pour réaliser leur travail et les possibilités d’apprendre et de développer leurs compétences dans leur activité, a augmenté jusqu’à la fin des années 90, mais diminue depuis.
Ces évolutions tiennent beaucoup au « modèle de la hâte » adopté par les entreprises, avec l’introduction de délais toujours plus courts et d’organisation de type « lean ». C’est ce que développent Serge Volkoff et Corinne Gaudart dans leur livre « Le travail pressé », en montrant, à partir de travaux menés au sein du Creapt ces trente dernières années, que les contraintes de rythme, qui concernaient auparavant des milieux professionnels distincts, se sont généralisées. À cela s’ajoutent les débordements d’horaires et l’accélération des changements qui compliquent aussi les situations d’apprentissage.
Cette accentuation de toutes les formes d’intensité du travail est le nœud du problème. Un certain nombre de liens entre les conditions de travail et la santé sont bien documentés. Par exemple, les contraintes physiques peuvent provoquer des douleurs, voire des troubles musculo-squelettiques, encore aggravés par l’exposition à des facteurs psychosociaux de risque comme le manque d’autonomie ou de soutien des collègues et des supérieurs au travail. Et des effets directs de la hâte au travail, comme les débordements d’horaires ou la surcharge de travail, sont des éléments bien identifiés d’épuisement, de douleurs et d’accidents.
Les formes d’intensité du travail, combinées au vieillissement de la population active, accentuent les difficultés de maintien en emploi, mais aussi de conservation et de transmission des savoir-faire liés à l’expérience. Retarder de deux ans l’âge minimal de départ en retraite ne fera qu’aggraver les difficultés rencontrées par certains travailleurs. Ceux pour qui continuer à travailler est impossible, du fait d’une santé dégradée, notamment, sortiront de l’emploi avant l’âge légal d’ouverture des droits à la retraite, comme c’est déjà le cas. Ce qui va continuer à se traduire par des arrêts de travail, des situations de chômage ou le fait de vivre avec des minima sociaux, à défaut de toucher une retraite. En lieu et place de faire augmenter le taux d’emploi des seniors, cette réforme va plutôt augmenter la durée pendant laquelle certaines personnes seront hors emploi avant l’âge où elles pourront prétendre à la retraite…