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Le grand entretien

« Le déni de conflits sur la qualité du travail empoisonne tout »

Le grand entretien | publié le : 27.03.2023 | Frédéric Brillet

En s’appuyant sur le récit de trois longues expériences collectives, le psychologue spécialiste du travail Yves Clot et ses collègues montrent dans Le prix du travail bien fait (La Découverte) comment améliorer la qualité du travail en misant sur la coopération conflictuelle entre les salariés et leur hiérarchie.

Quelle a été la genèse de ce livre collectif sur le prix du travail bien fait ?

C’est toute une histoire : après les débats suscités dans beaucoup d’entreprises et d’institutions par la publication (en 2010) et les rééditions du livre « Le Travail à cœur », qui critiquait la notion même de risques psychosociaux (RPS), beaucoup de demandes sont arrivées à notre Laboratoire du Cnam. Nous avons alors pu expérimenter une alternative : faire de la coopération conflictuelle dans les collectifs de travail le point de départ d’une autre coopération conflictuelle entre ces collectifs et les directions autour des critères de la qualité du travail. Nous montrons que c’est à ce prix que le travail bien fait peut retrouver ses lettres de noblesse.

Comment ont été choisies les organisations où vous avez réalisé vos observations terrain ?

Nous n’avons pas choisi. Nous avons répondu, entre autres, aux demandes venues de Renault, du service propreté de la mairie de Lille et d’un très grand Ehpad en Normandie. Les directions s’inquiétaient des rapports entre la santé des personnels et l’organisation du travail et cherchaient, en accord avec les syndicats, à faire reculer le « travail ni fait ni à faire ». Dans ce cadre, nous avons mis en œuvre des expérimentations sociales où l’analyse avec les différents protagonistes – à commencer par les personnels de première ligne – pour tester des moyens durables de résoudre les problèmes, mêmes et surtout après notre départ, est essentielle.

Qu’est-ce qu’apporte la vidéo que vous avez utilisée dans le cadre de ce travail ?

La vidéo n’est qu’un instrument puissant utilisé par les professionnels avec notre appui pour découvrir ensemble dans le travail réel ordinaire les « angles morts » de l’activité qui méritent discussion. Entre eux d’abord et avec leur hiérarchie ensuite. Nous disons comment, dans le livre, ces dialogues filmés sur la qualité du travail renouent avec le professionnalisme qui fait trop souvent défaut.

Comment s’établissent les critères définissant le travail bien fait dans les organisations ?

Plus le travail devient un travail de service, plus les conflits de critères font partie de ce travail. La définition de la propreté d’une ville ou la qualité des soins aux personnes dépendantes se discutent davantage que la fabrication de voitures. Il y est question d’efficacité bien sûr, mais aussi de ce qui est juste ou injuste et même du bien et du mal. Le travail bien fait consiste à se reconnaître dans ce qu’on fait, dans quelque chose qui est défendable à ses propres yeux. Notre méthode permet aux salariés de mesurer entre eux leurs différences de jugement en la matière et de retrouver le plaisir de « discuter boulot ». C’est ce qui restaure le collectif. Et qui permet ensuite de faire autorité dans l’échange avec la hiérarchie. Cette dernière ne peut pas avoir les mêmes critères d’évaluation du travail « bien fait ». Elle privilégie la gestion économique. Autant regarder en face ce conflit récurrent et durable : c’est ce qui permet de travailler ensemble à des arbitrages plus robustes et surtout réversibles.

Pourquoi est-ce si compliqué d’instaurer ce dialogue sur la qualité entre les directions et les salariés ?

C’est compliqué parce que l’on confond encore beaucoup le dialogue social avec le dialogue professionnel. Ce dernier s’intéresse à la qualité des produits fabriqués, des services rendus ou des soins prodigués. Quand le conflit porte sur ce centre de gravité, les conflits habituels inhérents à la relation salariale dans le dialogue social institutionnel sont remis à leur place. C’est le déni des conflits de critères sur la qualité du travail qui empoisonne tout. Ces conflits-là sont du côté du réel avant d’être dans nos têtes. Aucune activité n’y échappe. Ils sont même à la source de la montée en compétences s’ils sont discutés.

Vous partez du constat que le travail « ni fait ni à faire » l’emporte trop souvent sur le travail bien fait. Ce phénomène affecte-t-il davantage certains métiers et secteurs ? Aujourd’hui plus qu’hier ?

Les dernières enquêtes de la Dares confirment nos données cliniques aussi bien pour le privé que le public. 54 % des actifs occupés estiment ne « pas pouvoir faire du bon travail et devoir sacrifier la qualité » (Dares analyses, n° 27, mai 2021). Les statistiques montrent l’aggravation du phénomène que nous constatons aussi dans tous les secteurs. Mais nous avons fait l’expérience que cette « activité empêchée » constitue une source d’énergie en jachère qui peut réveiller les organisations.

Dans quelle mesure le souci du bien faire unit et divise au sein des organisations ?

Le goût du « bien faire » ne relève pas d’abord de la morale, mais d’un refus de l’absurdité devant les efforts gaspillés. La fierté du travail bien fait n’a pas d’ennemi déclaré. C’est un affect commun et l’énergie perdue en efforts inutiles fait l’unanimité contre elle. Mais les divisions viennent de la place qu’on occupe dans la hiérarchie. C’est seulement en mettant les « angles morts » de chacun sur la table, grâce à des méthodes conçues pour mieux faire « le tour des questions » sans tricher avec le réel, qu’on arrive – non sans épreuves – à trouver des solutions dont personne n’avait eu l’idée jusque-là.

Quelles sont les conséquences du travail « ni fait ni à faire » sur le climat social et la motivation des salariés dans les organisations ?

En faisant trop souvent l’expérience sociale et subjective qu’ils ne comptent pour rien dans ce qu’il leur arrive, qu’ils doivent endosser les responsabilités d’un travail mal fait en raison d’exigences hiérarchiques, de nombreux salariés pâtissent d’un « climat social » dégradé. C’est une anesthésie du pouvoir d’agir qui se retourne contre la créativité en déniant le conflit.

Vous montrez justement des cas de non-qualité imposés par des directions qui fixent des normes destinées à la garantir, mais dégradent en fait la qualité du service rendu. Des exemples ?

Dans un Ehpad, le personnel se voyait imposer de sortir les pensionnaires de leur résidence pour qu’ils s’adonnent à des activités dans un autre bâtiment et ce quelle que soit la météo. On pourrait déplorer avec les professionnelles la surdité de leur hiérarchie qui leur imposait cette obligation. Mais ce qui se révélera surtout absurde tient au fait que la subvention de l’établissement était associée au fonctionnement journalier du PASA (pôle d’activités et de soins adaptés), cruciale pour sa survie. La direction appliquait donc à la lettre les consignes de l’organisme de tutelle (l’agence régionale de santé, ARS), qui demandait l’ouverture du PASA sept jours sur sept par tous les temps, sauf en cas de « vigilance orange ». Ce qui est surtout absurde ici, c’est qu’une équipe de direction s’interdisait de discuter ces consignes, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’établissement sans tenir compte de l’expertise des agents. Au cours de notre expérimentation, d’autres critères météorologiques se sont imposés… Ce type de résultat concret est vital pour la santé et l’engagement des professionnels. En documentant dans le détail ce genre de situations, en confrontant l’expertise hiérarchique à celle de « référents métiers » élus par les collectifs de travail, on parvient, non sans controverse, à de nouveaux arbitrages. Bien sûr, ces arbitrages peuvent exiger de renvoyer le conflit de critères autour du travail bien fait à un autre étage. Dans le cas d’espèce, l’ARS a dû changer ses critères. C’est un exemple de coopération conflictuelle efficace.

Vous prenez d’autres exemples de coopération conflictuelle efficace…

Dans la métropole nordiste, les conteneurs de ramassage des ordures ont été modifiés à la demande des référents-métiers à l’issue d’un dialogue soutenu avec leur hiérarchie et les services techniques de la ville. En améliorant l’étanchéité de ces conteneurs, ils se sont débarrassés (et ont débarrassé le quartier) des rats. Santé au travail et santé publique marchent ensemble. Les problèmes ne sont plus « remontés » au risque de se perdre en route, c’est l’organisation qui doit « descendre » sur ces problèmes à l’initiative des collectifs avec leurs référents élus. Ce fut aussi le cas pour les plannings dans l’organisation du travail. De même, à l’usine de Flins chez Renault, les joints de vitre (les « lécheurs ») seront reconçus avec l’ingénierie, attestant là aussi d’un nouveau pouvoir d’agir sur l’organisation grâce à l’installation d’institutions originales qui marchent au conflit.

Comment concilier le contrôle qualité du travail par la hiérarchie et l’autonomie des salariés qui motive et concourt aussi au travail bien fait ?

On ne peut pas être opposé au principe du contrôle hiérarchique de la qualité du travail. Ce serait bien naïf. Mais on peut s’opposer résolument au fait que l’employeur décide tout seul des critères de cette qualité. Ce monopole est devenu obsolète et dessert l’efficacité des actes professionnels. Le conflit institué dont nous parlons peut devenir une méthode de coopération. C’est l’expérimentation d’un autre lien entre professionnels et employeurs qui, sans attendre, fait reculer la subordination, anticipant sur un autre cadre légal nécessaire pour le contrat de travail.

Les auteurs

Yves Clot, professeur émérite de psychologie du travail au Cnam, est chercheur au Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD). Il est notamment l’auteur, à La Découverte, de Le Travail sans l’homme ? (1995) et Le Travail à cœur (2010).

Jean-Yves Bonnefond, docteur en psychologie du travail, membre du CRTD, dirige la société Dialogue sur la qualité du travail (DQT).

Antoine Bonnemain est maître de conférences en ergonomie, chercheur au sein du laboratoire ACTé de l’université de Clermont-Ferrand.

Mylène Zittoun, psychologue du travail, membre du CRTD, est chargée de mission santé et qualité de vie au travail dans un grand ministère.

Auteur

  • Frédéric Brillet