Cher manager, sentez-vous gronder en vous le petit Hitler, le Staline en puissance ? Violaine des Courières publie « Le Management totalitaire ». Rien que cela ! Je n’ai pas pu dépasser la page 30 (sur un total de 216), mais je me suis infligé la lecture de tous les entretiens qu’elle a donnés à la presse lors de sa tournée promotionnelle.

Quelles sont donc les caractéristiques du management qui lui permettent de le qualifier de totalitaire ? Les organigrammes flous et mouvants, le changement parfois conduit de façon erratique, des patrons souvent très sensibles aux attentes de leurs actionnaires, le positionnement parfois ambigu des DRH, des managers soumis à des injonctions contradictoires, une quête effrénée de la productivité, des méthodes de management parfois discutables, voire autoritaires, la novlangue managériale infantilisante. Mais tout cela ne suffit pas à caractériser un système totalitaire, et c’est heureux ! Parfois, sa description va à l’encontre de sa thèse, par exemple (p. 23) : « Certains patrons perdent la vision d’ensemble de leur entreprise. Ils ne savent plus comment leur stratégie est appliquée sur le terrain ». Les dictateurs modernes semblent bien apathiques !

Pour la grande spécialiste du totalitarisme, la philosophe Hannah Arendt, ce concept exprime l’idée que la dictature ne s’exerce pas seulement dans la sphère politique, mais dans toutes, y compris les sphères privée et intime, en imposant à tous les citoyens l’adhésion à une idéologie obligatoire, en exerçant une mainmise sur la totalité des activités, en excluant toute opposition organisée. On a du mal à reconnaître ici l’entreprise, certes parfois toxique, mais régulée par son Code du travail, ses principes de gouvernance, ses syndicats, sa RSE, la distance critique chère aux salariés.

L’entreprise est peuplée par « des managers tyranniques qui appliquent sans réfléchir des consignes souvent absurdes venant d’en haut », affirme la 4^e de couverture. Vraiment ? L’enquête de Harris Interactive sur la démocratie, publiée par Challenges du 9 décembre 2021, montre que 61 % des Français jugent le fonctionnement des entreprises plutôt démocratique. Les managers sont intrusifs et se comportent comme des petits chefs ? Pas si vite : selon l’enquête « Les salariés français et le bien-être au travail » (Ifop, 2017), 17 % seulement des actifs trouvent que leur manager intervient trop. À l’inverse, 53 % pensent que leur manager intervient de manière adaptée et 23 % qu’il n’intervient pas assez. Et l’on en trouve même 7 % qui déclarent ne pas avoir de manager, ce qui est rare dans une (vraie) dictature.

Une étude de l’université américaine Duke (« The Negative Impact of Leader Power on Team Performance ») constate que les managers qui veulent tout contrôler et monopoliser la parole détruisent la créativité de leurs équipes. Elle observe qu’un groupe sans chef est plus performant qu’une équipe menée par un leader autocrate. Le manager le plus efficace, selon les tests, est le contraire d’un dictateur, c’est un manager « égalitaire », qui veille à ce que chacun participe et encourage la diversité d’opinions. Selon le philosophe François Furet (« Le passé d’une illusion »), ce sont les utopies qui produisent des systèmes totalitaires et l’antidote en est le pragmatisme. Or qu’est-ce que le management, sinon un pragmatisme de l’action collective ?

Cher manager, Violaine des Courières cite Hannah Arendt en exergue de son livre. Je la renvoie à cet auteur (« Les Origines du totalitarisme », p. 790) : « Rien ne peut être comparé à la vie dans les camps de concentration. Son horreur, nous ne pouvons jamais pleinement la saisir par l’imagination, pour la raison même qu’elle se tient hors de la vie et de la mort ».

Pour aller plus loin : « L’entreprise, espace de démocratie ou de bon gouvernement ? » http://management-rse.com/lentreprise-espace-de-democratie-ou-de-bon-gouvernement/