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Entretien : « Il faut créer en entreprise des espaces de discussions pour développer la qualité de vie au travail »

Le point sur | publié le : 20.03.2023 | Lucie Tanneau

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Entretien : « Il faut créer en entreprise des espaces de discussions pour développer la qualité de vie au travail »

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Pour l’économiste Thomas Coutrot, auteur, avec Coralie Perez, du livre Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire (Seuil, septembre 2022), le système de compensation de la pénibilité « était intéressant dans les intentions, mais n’a jamais fonctionné », et il fait l’impasse sur la pénibilité psychique.

La pénibilité du travail est-elle reconnue en France ?

Non, clairement non. Le dispositif français est un dispositif original, qui n’existe nulle part ailleurs en Europe. Il vise à reconnaître la pénibilité à partir de l’exposition individuelle des personnes et ouvre des droits à la formation ou à la retraite anticipée. Ce dispositif était intéressant mais il a été vidé de son contenu à l’arrivée d’Emmanuel Macron.

La réforme des retraites en cours améliore-t-elle cette prise en compte ?

Il y a une amélioration : c’est l’abaissement du seuil du nombre de nuits travaillées ou de jours en équipes alternantes. Mais c’est une amélioration marginale. Pour le travail de nuit, 486 000 salariés sont concernés, mais seuls 166 000 d’entre eux ont eu droit à une reconnaissance de pénibilité. Beaucoup d’entreprises ne déclarent pas leur salarié exposé, alors que le travail de nuit est le critère de pénibilité le plus facile à recenser. Et que dire du bruit ou des gestes répétitifs, plus difficiles à évaluer ? Il aurait mieux valu décréter une sanction pour les employeurs qui ne déclarent pas la pénibilité plutôt que d’assouplir des critères qui ne sont déjà pas fonctionnels.

La compensation est-elle améliorée ?

Le compte pénibilité est un désastre qui ne va être amélioré que de façon marginale. Deux tiers des salariés ayant un travail pénible ne sont pas reconnus. La Cour des comptes rapporte que sur 700 000 départs à la retraite, seuls 3 000 s’effectuent au titre de la pénibilité, soit 0,4 % ! Améliorer à la marge un dispositif dérisoire n’aboutira pas à quelque chose de significatif, c’est une hypocrisie ! Ainsi, en 2013, le gouvernement avait demandé aux branches professionnelles de négocier une liste de métiers qui auraient favorisé l’ouverture de droits au dispositif, mais les négociations ont avorté.

Vous êtes favorable à cette reconnaissance de la pénibilité au niveau collectif, comment faire ?

Il faudrait négocier au niveau des branches pour reconnaître des métiers avec des pénibilités particulières qui donneraient droit aux salariés à des trimestres bonifiés. Si l’on veut diminuer les inégalités face à la retraite, il faut reconnaître les différences sociales. Tous les métiers ne sont pas pénibles de la même façon. On peut proposer une hiérarchisation des métiers en fonction du risque de dégradation de la santé physique et psychique. Contrairement à ce que l’on pense, ce ne sont pas les cadres les plus exposés à la pénibilité mentale, mais les travailleurs subissant une forte pression face à un public et ayant une faible autonomie dans le travail (métiers du care, de la médiation sociale ou de la vente). C’est ensuite au débat social de choisir comment compenser, même si l’essentiel serait de prévenir.

Vous proposez pour cela la création de délégués de proximité, quel serait leur rôle ?

Il s’agirait de permettre au collectif de travail de réfléchir à des améliorations. Aujourd’hui, les travailleurs sont pris dans un tourbillon de reporting et de performance, ils n’ont pas le temps de réfléchir à leur travail. Il faut créer en entreprise des espaces de discussions pour développer la qualité de vie au travail, qui est intimement lié à la question des retraites. Aujourd’hui, à 61 ans, la moitié des ouvriers et employés sont hors emploi car ils n’ont pas pu tenir. C’est un problème de conditions et de soutenabilité du travail. À 35 ans, certains ouvriers sont déjà usés. Il faut développer une politique de conditions de travail qui passe par les salariés. Avant les ordonnances de 2018, 66 % des salariés avaient un représentant de proximité. Désormais, seuls 17 % en ont un. C’est un désastre pour la prise en compte des conditions de travail et des difficultés rencontrées par les salariés.

Vous avez montré que quand le travail perd son sens, le risque d’absences est accru. Cette perte de sens entre-t-elle dans le champ de la pénibilité ?

Dans les années 2000, dans le cadre du Conseil d’orientation des retraites, il y avait un consensus syndical et patronal sur le fait de prendre en compte la pénibilité physique, puisque la pénibilité psychique est difficile à objectiver. Il n’y a pas de tableaux des maladies professionnelles psychiques. Ce consensus devient difficile à tenir : on s’aperçoit que la pénibilité psychique aboutit à des maladies graves et contribue aux maladies professionnelles comme les troubles musculo-squelettiques. La santé mentale est entrée dans le paysage de la recherche épidémiologique et en entreprise. Nos travaux montrent que la question du sens au travail joue un rôle très important, aussi bien pour la santé psychique que pour le risque dépressif, l’absentéisme pour maladie et pour la soutenabilité du travail. L’usure mentale est aussi grave que celle liée à la pénibilité physique : on ne peut pas hiérarchiser. Mais dans les faits, seule la pénibilité physique est reconnue. Nous sommes donc dans une impasse. En outre, les maladies professionnelles psychiques sont reconnues au compte-gouttes, de même que les accidents de travail pour burn-out. Quant à la compensation pour la retraite, il n’en est même pas question.

La pénibilité soulève une question d’accès au droit, particulièrement pour les femmes. Pourquoi le compte de prévention n’est-il pas utilisé par ceux et celles pour qui il a été conçu ?

Les salariés exposés doivent espérer que leurs employeurs déclarent leur exposition, mais la plupart ne sont même pas informés qu’ils ont des droits ! Le fait d’avoir un syndicat ou un CHSCT était favorable à l’accès au droit. Pour les femmes, à exposition identique, la reconnaissance est moindre (lire ci-après). Le système est défavorable aux femmes, mais ça ne veut pas dire qu’il est favorable aux hommes.

Auteur

  • Lucie Tanneau