Faire partie d’un collectif ne signifie pas forcément partager les mêmes idées, certes. Mais entre les antivax, les pro-droits des animaux ou les militants qui soutiennent une cause ou une autre, les managers peuvent avoir fort à faire pour gérer les équipes. Dans la dernière livraison de son baromètre, le Medef alertait sur l’augmentation de certains comportements jugés extrêmes qui nuisent au climat de travail. Pour Marion Fortin, chercheuse à TSM Research (CNRS – université Toulouse Capitole), l’entreprise doit parfois ne pas hésiter à s’engager afin de rétablir le dialogue sur des bases plus saines.
Des querelles extérieures – politiques, culturelles, identitaires – s’infiltrent dans les organisations. Elles posent d’autant plus de problèmes que les salariés n’arrivent plus aujourd’hui à se mettre d’accord sur les faits, incapables de séparer les données avérées, bien sourcées, démontrées, des informations erronées, ces « fake news » qui pullulent sur les réseaux. Les collègues provax et antivax ont souvent eu des échanges acerbes pendant la pandémie. Leurs liens de confiance ont parfois été durablement mis à mal. Les tensions géopolitiques actuelles ou la crise climatique et ses effets créent également des antagonismes forts. Mais c’est aussi le fonctionnement même de l’entreprise qui suscite des conflits. Le télétravail n’est pas accepté par tous. Entre ceux qui viennent chaque jour et ceux qui viennent en pointillé, il n’est pas rare que le ressentiment s’installe. Les politiques de diversité posent aussi question. Certains hommes sont vent debout contre la féminisation de l’encadrement, en particulier lorsque des promotions qu’ils espéraient sont attribuées à des femmes. Les sujets de dissension sont donc multiples… Et si les organisations s’internationalisent, des controverses sourdes opposent parfois les Franco-Français aux partisans du grand large. Enfin, l’adoption de nouvelles technologies – intelligence artificielle, métavers… – crée aussi de l’inquiétude et du conflit. Mais chaque fois, ce qui attise les désaccords, c’est que le fonctionnement des algorithmes enferme les internautes dans des « bulles de croyance » dans lesquelles ils reçoivent toujours plus de données allant dans leur sens, dont certaines, d’ailleurs, sont écrites par ChatGPT…
Comme partout dans la société, les différences de perception du monde se creusent et les confinements ont accentué ces écarts. On en mesure maintenant l’impact sur les lieux de travail. Des recherches ont montré que ces conflits distraient souvent du travail à effectuer et qu’ils ont donc des conséquences sur la performance. Le fait que les salariés vivent de plus en plus dans des « réalités parallèles » empêche par ailleurs de trouver un espace partagé pour pouvoir discuter. Cela a une incidence sur la qualité des décisions qui sont prises, car sans échanges entre personnes ayant des perspectives différentes, on arrive à de moins bonnes décisions.
Beaucoup de dirigeants ignorent purement et simplement la montée de ces conflits interpersonnels. Mais certains concernent directement la stratégie et le fonctionnement de l’entreprise, notamment les initiatives en faveur de la diversité ou de la préservation de l’environnement. Et dans ces cas-là, subir les conséquences de ces radicalisations des opinions sans tenter d’agir est une erreur. Nos recherches montrent, en effet, qu’une communication adaptée peut diminuer l’impact des « fake news » au sein des organisations, améliorer la qualité du dialogue et, in fine, le bien-être des salariés1. Pour éviter que le ton monte trop vite, que les dos se tournent, il est utile d’encourager la culture du « fact checking ». Les salariés, y compris de haut niveau, sont nombreux à être incapables de repérer les sources fiables de celles qui ne le sont pas. Beaucoup pensent que la qualité de la présentation d’un texte est une preuve de son sérieux, ce qui n’est absolument pas le cas. Partager régulièrement des informations fiables, sourcées, en particulier sur les sujets qui fâchent, va faciliter les échanges. Les croyances des individus sont liées à leurs situations personnelles. Un cadre ne parlant pas anglais ressentira, par exemple, un projet d’internationalisation comme une menace. De même, un salarié ayant investi dans un appartement à proximité immédiate de son bureau verra le télétravail plus négativement qu’un autre. En conséquence, ils rechercheront des informations qui les conforteront dans leurs opinions. Mais, en même temps, ces salariés tiendront à se penser comme objectifs, et s’adresser à eux en tant que personne qui se veut objective est une stratégie gagnante. Cela permet de les ouvrir à d’autres données que celles qui leur sont envoyées par les algorithmes des moteurs de recherche.
(1) Why, how, and when divergent perceptions become dysfunctional in organizations : A Motivated cognition perspective ; Lyubykh, Z., Barclay, L. J., Fortin, M., Bashshur, M. R., & Khakhar, M. ; Research in Organizational Behavior ; 2022.