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Le grand entretien

« Notre vision du travail est faite d’attirance et de répulsion »

Le grand entretien | publié le : 13.03.2023 | Frédéric Brillet

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« Notre vision du travail est faite d’attirance et de répulsion »

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Dans son essai L’Invention du travail, publié aux Editions du Cerf, Olivier Grenouilleau dresse un panorama historique de ce phénomène humain universel en explorant ses différentes facettes entre nature et culture, malédiction et rédemption, servitude et libération.

Où se situe la singularité de votre livre dans l’abondante bibliographie dévolue au travail ?

De nombreux travaux se sont penchés sur l’histoire sociale, économique ou technique du travail. Mon propos est différent. Il ne s’agit pas de dire ce qu’il a été mais de s’intéresser à ses significations dans les sociétés du passé, d’analyser comment les hommes ont répondu à l’éternelle question : pourquoi faut-il (ou non) travailler ? Les hommes ont toujours envisagé le travail comme une nécessité tout en lui accordant des significations dépassant cette nécessité. Il a été perçu au fil des siècles comme la continuation de l’œuvre divine, la sanction d’un péché, un moyen de perfectionnement personnel, un obstacle à l’élévation vers la vertu, un service rendu à la communauté ou un moyen de s’accomplir… On retrouve souvent, sous une forme ou sous une autre, ces mêmes grandes figures argumentatives (malédiction, rédemption, outil de perfectionnement personnel ou obstacle à l’élévation vers la vertu…). Mais elles s’assemblent de manière différente, selon les époques, les auteurs, les antagonismes sociaux… Comme en cuisine, où peu d’ingrédients suffisent à réaliser de multiples recettes. Prenez l’exemple de la chute, avec Adam et Ève. L’image de chasseurs-cueilleurs vivant d’amour et d’eau fraîche avant que le travail ne soit « inventé », avec l’agriculture et l’élevage, au Néolithique, ne renvoie-t-elle pas à l’idée d’une autre chute, non plus sacrée mais profane ?

Vous notez que l’invention du travail ou ses métamorphoses sont toujours associées à des chocs…

Du fait de raccourcis, on a associé dans la Bible la naissance du travail au fait qu’Adam et ève soient chassés du paradis terrestre et contraints de peiner pour subvenir à leurs besoins. Au 19e siècle, la révolution industrielle fait émerger un nouveau mode de travail associé à la prolétarisation et à la paupérisation des masses. À partir des années 1970, des chercheurs ont considéré que le travail avait été inventé avec le Néolithique, et de façon concomitante avec l’essor des guerres et des inégalités. À chaque fois, l’irruption ou la transformation du travail paraît s’accompagner de traumatismes.

Comment a évolué notre regard sur les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique ?

Ils ont longtemps été considérés comme des « primitifs » heureusement entrés en « civilisation » avec l’invention de l’agriculture, de l’élevage et du travail. Et puis, un retournement s’est opéré. On les a représentés comme relevant de sociétés idéales ne connaissant ni le travail, ni la guerre, ni les inégalités et vivant en harmonie avec la nature. Ces deux grands récits nous disent davantage sur la manière dont nos conceptions du « progrès » ont évolué que sur ce qui se passait réellement il y a des milliers d’années. Les chasseurs-cueilleurs n’avaient sans doute pas conscience de « travailler », comme nous l’entendons aujourd’hui. Mais ils le faisaient. On sait, par exemple, que l’usage répété du propulseur, à la chasse, provoquait des dommages sur les os. Leurs activités avaient un sens pour eux. À leurs raisons premières, se nourrir, se greffaient d’autres préoccupations, participant de leur représentation du monde et de la place de l’homme en son sein.

La cité grecque antique véhicule l’image d’une société où les élites perdent le goût du travail pour se consacrer au loisir, nécessaire à l’accomplissement personnel et à la participation citoyenne. Ce qui implique de vivre de ses rentes…

C’est là l’image que l’on se fait parfois du monde gréco-romain dans son ensemble. Mais peut-on définir la manière de penser le travail, sur 1 300 ans, à partir de quelques citations extraites des œuvres de Platon et d’Aristote ? Dans la mythologie, les dieux travaillent. Dans les faits, les hommes aussi. Hésiode nous dit, au 8e siècle avant notre ère, que le travail est le moyen pour l’homme de reconstituer l’harmonie cosmique rompue par le péché de démesure. Partout, le travail de la terre est valorisé, la paresse stigmatisée. Ce que certains, parmi les élites gréco-romaines, critiquent, c’est le travail pour autrui, qui conduit à se placer sous la dépendance d’un autre. Ils fustigent aussi le travail manuel, qui abîme les corps et empêche l’homme d’accéder à la vertu. Ce faisant, Platon et Aristote réutilisent des clichés hérités de l’ère aristocratique, pour les théoriser dans l’Athènes démocratique.

Qu’en est-il au Moyen-Âge ?

Dans les monastères, l’opus dei (rites et prières) l’emporte sur le travail manuel. Mais la frontière entre les deux est poreuse. Les moines copistes font des mains un outil d’élévation spirituelle tandis que le caractère normé, obligatoire et répétitif de l’exercice spirituel tend à le rapprocher d’un travail.

Que change la Réforme à la vision du travail ?

Au 16e siècle, le protestantisme fait émerger deux idées. Luther considère la profession comme une vocation, une réponse à l’appel divin, ce qui légitime le travail. Avec sa doctrine de la prédestination, Calvin affirme que Dieu sait qui sera élu à la fin des temps, ce qui incite les hommes à guetter des signes de cette élection dans leur vie quotidienne. Certains se disent que la réussite sociale, par le travail, en est un. Simultanément, Luther dénonce l’usure et aspire à la disparition du commerce, tandis que des marchands et banquiers italiens du 15e siècle, catholiques, se rapprochent, par leurs valeurs, d’un Benjamin Franklin protestant. Le débat reste donc ouvert, même si la Réforme a sans doute conduit à un rapport plus décomplexé à l’argent que dans le monde catholique.

Qu’advient-il après la révolution industrielle tout au long du 19e siècle ?

Ce siècle est marqué par un paradoxe. D’un côté, la révolution industrielle jette en pâture à la machine des millions d’ouvriers, d’abord des femmes et des enfants. De l’autre, de nombreux penseurs affirment que l’humanité pourra s’accomplir par le travail, y compris ceux qui dénoncent l’aliénation par le travail en système capitaliste comme Engels et Marx. C’est là un point central de la modernité occidentale qui donne espoir à l’homme de devenir dans l’avenir l’architecte d’un monde meilleur, alors qu’auparavant, il se considérait au mieux comme l’intendant de Dieu sur terre. Les progrès technologiques vont conforter cette conception démiurgique du travail humain.

Au 20e siècle, la foi dans ce rôle émancipateur du travail s’effrite. Pourquoi ce retournement ?

Les raisons en sont multiples. Il y a la révolution industrielle, dont les effets questionnent le sens du travail, en « miettes » à l’usine. Il y a la remise en cause de l’idée de progrès à laquelle était associée celle du rôle démiurgique et émancipateur du travail. Dans Condition de l’homme moderne (1958), Hannah Arendt distingue le travail, l’œuvre et l’action. Le premier y est réduit à un rôle uniquement biologique, qui ne distingue plus l’homme de l’animal. Il y a aussi l’idée que l’individu prime sur la société et aujourd’hui sur demain. Dans cette contestation du travail moderne, Paul Lafargue joue un rôle précurseur en publiant en 1880 Le droit à la paresse. Mais il y tient un discours méprisant sur les ouvriers, abêtis, dit-il, par leur frénésie de travail. D’autres, pensant comme lui à la place des ouvriers, sont déçus par leur faible capacité révolutionnaire. Mais les réponses peuvent être différentes. Dans La Condition ouvrière (1934-1942), Simone Weil, pour remédier à l’aliénation, préconise de spiritualiser le travail : il peut acquérir un sens pour l’ouvrier et la société et devenir une œuvre.

La révolution numérique transforme-t-elle à nouveau notre vision du travail ?

Les changements de conditions de travail (distanciel, horaires flexibles, individualisation, essor du statut d’indépendant…) contribuent à brouiller la frontière entre vie professionnelle et privée. Ces changements ne concernent cependant qu’une partie des actifs. Présentés comme propices à l’épanouissement, ils peuvent aussi accroître le risque de burn-out.

L’avènement d’un revenu d’existence, que certains appellent de leurs vœux, pourrait-il changer la donne dans les années qui viennent ?

Tout dépend de sa nature. Ce revenu d’existence sera-t-il ou non, en partie ou totalement, déconnecté du travail ? Le fait pour certains de s’en satisfaire et, pour d’autres, de continuer à s’investir, ne conduira-t-il pas à une ligne de démarcation encore plus grande entre les uns et les autres ? C’est un grand débat, aux retombées et questionnements multiples, qui révèle encore notre vision ambivalente du travail, mélange d’attirance et de répulsion qui perdure à travers les siècles. Sans doute est-ce lié à la condition humaine, faite de contraintes et de la volonté de s’en extraire, et à une insatiable quête de sens … Penser le travail, c’est finalement réfléchir à la singularité de l’expérience humaine.

Parcours

Historien, directeur de recherche au centre Roland Mousnier (Sorbonne Université), membre de l’Académie des sciences d’outre-mer, Olivier Grenouilleau est l’auteur et/ou le directeur d’ouvrage d’une trentaine de livres portant sur l’histoire de la France, du capitalisme maritime, du marché, des traites, des esclavages et de leurs abolitions. Une œuvre notamment récompensée par le Prix Guizot-Institut de France 2018 (pour La révolution abolitionniste, Paris, Gallimard, 2017), le grand prix Gobert d’histoire de l’Académie française (2015), le prix de l’essai de l’Académie française et le prix Chateaubriand (2004-2005).

Auteur

  • Frédéric Brillet