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Le grand entretien

« Ces métiers essentiels et genrés exigent de grandes compétences relationnelles »

Le grand entretien | publié le : 06.03.2023 | Frédéric Brillet

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« Ces métiers essentiels et genrés exigent de grandes compétences relationnelles »

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Après l’Illusion nationale, un roman-photo sur les villes FN, un deuxième sur les habitants de Denain, ville FN parmi les plus pauvres de France, intitulé Les Racines de la colère, le photo-journaliste, documentariste et auteur Vincent Jarousseau se penche sur un sujet social : les métiers féminisés les plus utiles, pénibles et mal payés, en publiant Les Femmes du Lien aux Éditions Les Arènes.

Qu’est-ce qui, dans votre parcours, vous a donné envie de vous intéresser à ce sujet ?

Je viens de la classe populaire de la grande banlieue de Nantes : mon père était peintre en bâtiment, ma mère, femme au foyer. J’ai grandi dans une zone pavillonnaire : mon père s’intéressait à la vidéo, ma mère s’investissait dans le champ associatif, on avait des livres à la maison et j’ai pu choisir mes études en toute liberté. Je suis le premier de la famille à avoir décroché le bac. Dès mon plus jeune âge, je m’étais pris de passion pour la photographie. Ce goût pour l’image m’a mené à étudier l’histoire de l’art à la Sorbonne. En parallèle, je lisais beaucoup la presse et des sociologues qui étudiaient les classes populaires : Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, Stéphane Beaud… J’aimais le cinéma direct ou cinéma-vérité, qui permet de documenter la réalité, notamment sociale. Étudiant, j’ai aussi acquis la fibre sociale en m’engageant dans la vie syndicale puis politique. J’ai été assistant parlementaire d’un député socialiste et maire adjoint du 14e arrondissement de Paris où je m’occupais des affaires scolaires et de la jeunesse. En 2013, j’ai voulu sortir du microcosme parisien pour découvrir autre chose. Je me suis alors lancé dans le photo-journalisme, avec la volonté d’explorer des territoires délaissés, la France des sous-préfectures peuplées de gens qui fourniraient un jour le gros des bataillons de gilets jaunes… On trouvait d’ailleurs beaucoup de femmes travaillant dans le social ou la santé sur les ronds-points…

Quelle est l’ambition de ce nouveau livre ?

J’ai voulu mettre en lumière des métiers de services et du soin à la personne, méconnus et très genrés puisqu’ils sont féminins à plus de 90 %. Ces « métiers du lien » concernent trois millions de femmes qui travaillent dans les secteurs de la santé, du social ou en milieu scolaire. Ils sont invisibles car très atomisés et relevant de différents statuts et conventions collectives. Par exemple, une auxiliaire de vie peut travailler comme indépendante, salariée d’une association, d’une entreprise à but lucratif ou dans la fonction publique. En outre, ces tâches ne sont pas toujours considérées comme de vrais métiers, car pendant longtemps, les femmes les assumaient bénévolement dans le cadre familial.

Quels sont les points communs entre ces huit métiers du lien que vous racontez à travers des portraits de femmes ?

L’image, les conditions de travail et salariales dans ces métiers demeurent d’abord peu enviables. Ils ont pour autres points communs de répondre à des besoins essentiels et d’imposer de lourdes responsabilités aux personnes qui les exercent : il s’agit de prendre soin de gens vulnérables et la moindre erreur peut avoir de graves conséquences. Par ailleurs, ils exigent tous de fortes compétences relationnelles et même affectives : prendre soin d’une personne fragile amène à se mettre à l’écoute, dans l’empathie pour aider, motiver, encourager. On entre dans l’intimité des foyers. Il faut gagner la confiance des allocataires pour que les interventions se passent au mieux. Tout en gardant une certaine distance parce que l’on assiste la personne à titre professionnel. Tout cela exige de la psychologie dans la manière dont ces femmes gèrent le lien. Mais contrairement à l’intelligence cognitive, l’intelligence relationnelle n’est pas reconnue à sa juste valeur – que ce soit par l’opinion, les pouvoirs publics ou les employeurs. D’où les salaires très bas…

Dans ces métiers, vaut-il mieux travailler comme indépendant, dans une association, une administration, une collectivité ou dans le secteur marchand ?

Les conditions de travail dépendent probablement plus de la qualité du management de l’employeur ou du donneur d’ordres que du type d’employeur ou du statut. Il n’en demeure pas moins que les grandes entreprises du secteur marchand, surtout quand elles sont cotées en Bourse et soumises aux exigences de rentabilité des actionnaires, ont davantage la tentation de mettre la pression sur leurs ressources humaines pour gagner en productivité et in fine augmenter leurs marges. Cette pression se traduit alors par le minutage de tâches comme la toilette, le rationnement des fournitures et est vécue comme de la maltraitance par le personnel. Certaines femmes du lien que j’ai rencontrées ont vécu à un moment ou un autre de leur carrière ce genre de situations.

Comment vous est venue l’idée de ce genre hybride, mêlant la photo et le dessin ?

Le dessin sert à raconter en images le passé de ces femmes quand la photo illustre leur vie présente. J’ai travaillé en binôme avec un dessinateur de BD qui a reconstitué ce qu’elles ont vécu dans leur enfance et leur jeunesse à partir des mots que j’avais enregistrés et retranscrits. Cette combinaison permet de reconstituer des parcours de vie dans un contexte plus large. Mais que le récit soit en image ou en photo, je m’inscris dans les codes de la BD, avec des cases et des bulles de paroles. J’étais photo-journaliste à l’origine mais je peinais à trouver dans la presse les formats longs qui m’intéressaient. Amateur de romans graphiques et de BD, j’en suis donc venu à cette forme narrative où je rapporte des paroles et des actes. C’est une forme d’écriture alternative pour retranscrire des travaux de recherche sociologique. Le roman-photo documentaire intéresse les universitaires car ce genre rend accessible au plus grand nombre l’observation sociologique sur le terrain.

Comment avez-vous procédé ?

J’ai tenu à sélectionner des femmes du lien intervenant en milieu rural et urbain, car les problématiques et leurs histoires diffèrent. À la campagne, les femmes du lien sont souvent des filles du coin qui vivent et travaillent au pays. Dans les grandes villes, elles sont davantage issues de l’immigration. J’ai envisagé ce livre comme une coconstruction entre l’auteur en immersion que je suis et des femmes qui racontent leur métier et leur vie. Pour ce faire, j’ai collecté auprès de ces dernières 150 heures d’enregistrement en deux ans. J’en ai extrait des propos que j’ai fait relire aux protagonistes avant publication. Sur le plan visuel, quand elles travaillent, il n’y a pas de mise en scène : je prends sur le vif les photos et j’enregistre les propos tant des femmes du lien que des bénéficiaires de leurs soins. Il y a eu aussi des séquences plus posées où elles échangeaient avec leur entourage sur leur métier. Pour nourrir les témoignages, j’ai procédé enfin à des entretiens approfondis menés en amont pour comprendre leur itinéraire depuis leur enfance.

Qu’est-ce que vous avez appris en discutant avec ces femmes ?

Beaucoup sont d’origine modeste et ont commencé à prodiguer très jeunes des services et des soins à leur entourage, conformément à une assignation de genre qui suggère que les femmes sont faites pour effectuer ces tâches. Elles n’ont pas forcément eu le choix et sont venues à ces métiers pour entrer rapidement dans la vie active ou à la suite d’accidents de la vie. Mais elles les prennent très à cœur car ils sont porteurs de sens. Elles se sentent utiles, ce qui entretient leur motivation – malgré le manque de considération et la pénibilité. Beaucoup d’entre elles sont payées en dessous du Smic, car on considère qu’elles sont à temps partiel. Mais les employeurs ou les donneurs d’ordres ne prennent pas en compte le temps qu’elles passent en voiture ou en transport en commun entre deux interventions à domicile. Et ce temps n’est pas forcément rémunéré. Pour parvenir à un Smic, il faut courir d’un rendez-vous à l’autre et faire bien plus que 35 heures… En outre, les soins aux personnes dépendantes sont bien plus pénibles qu’on ne le croit, car il faut porter des personnes dans leur lit, aux toilettes ou sous la douche sans équipement adapté. Savez-vous que le taux de sinistralité des auxiliaires de vie dépasse de 30 % celui des ouvriers du BTP ? Elles souffrent de problèmes de dos, de surexposition à des produits ménagers parfois toxiques et d’horaires décalés qui dégradent la qualité de leur vie familiale… Pour ne rien arranger, les conditions salariales se sont fortement dégradées dans la plupart de ces métiers, ce qui a accéléré leur féminisation. Ainsi, un éducateur spécialisé débutant qui gagnait il y a 30 ans l’équivalent de deux Smic en début de carrière doit aujourd’hui se contenter de 1,1 Smic.

Pourquoi les choses tardent-elles tant à changer dans ces secteurs ?

Parce que ce sont des métiers dévolus à des problèmes que nous préférons ignorer tant qu’ils ne nous concernent pas : le grand âge, les maladies chroniques, le handicap, les cas sociaux… On ne se mobilise donc guère en faveur de ces femmes peu syndicalisées et qui revendiquent rarement. C’est pourquoi j’espère contribuer par cet ouvrage à créer un autre imaginaire sur ces métiers pour que la société prenne conscience de leur importance et qu’on les revalorise. Et ce d’autant que d’autres crises sanitaires ou sociales peuvent survenir qui montreront une fois de plus que les femmes du lien sont indispensables.

Auteur

  • Frédéric Brillet