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Entretien : « Le télétravail bien pratiqué aboutit à des gains de productivité considérables »

Le point sur | publié le : 13.01.2023 | Natasha Laporte

La productivité horaire du travail dans les pays européens ralentit. Or celle-ci est indispensable à la progression du pouvoir d’achat et du niveau de vie… L’économiste Gilbert Cette, professeur à Neoma Business School, décortique les grandes tendances économiques et esquisse des pistes nécessaires pour bénéficier de la révolution technologique en cours. Une transformation qui passe par l’amélioration de la formation professionnelle et l’investissement dans le capital humain.

L’un de vos domaines de recherche porte de longue date sur la productivité. De même, vous participez à l’élaboration des rapports du Conseil national de productivité (CNP). Quelles tendances observez-vous en la matière ?

Dans l’ensemble des pays avancés, dont la France, il y a un ralentissement de la productivité depuis le premier choc pétrolier, ralentissement qui s’est ensuite accentué à peu près tous les dix ans, nous amenant, avant la crise Covid, à des gains de productivité sur la période 2005-2019 historiquement très faibles, de l’ordre de 0,6 % par an. Puis, dans le contexte de pandémie, ce ralentissement s’est encore accentué en Europe. La raison ? Dans les pays européens, nous avons protégé l’emploi pendant la crise sanitaire par nombre de dispositions – dont des aides aux entreprises, d’une part, et l’activité partielle, d’autre part, qui ont permis de maintenir les effectifs alors même qu’il y avait effondrement de la production. En 2020, le PIB a reculé de 7,9 %, mais l’emploi n’a quasiment pas baissé. Pendant la crise Covid, la productivité a donc baissé, pour augmenter ensuite en 2021 et en 2022, même si nous restons proches des niveaux de 2019. La tendance est similaire dans tous les grands pays européens avec, toutefois, une spécificité française : une évolution de la productivité négative par rapport à 2019, puisque nous avons développé des politiques telles que l’apprentissage, qui ont facilité l’embauche des jeunes. Or ceux-ci n’ont pas encore nécessairement la productivité de personnes aguerries. Et puis, plus largement, beaucoup d’entreprises ont eu un comportement consistant à garder la main-d’œuvre qui ne leur était pas forcément utile directement, en se disant que quand la reprise allait arriver, elles n’auraient pas besoin d’aller chercher des compétences sur le marché…

Alors qu’outre-Atlantique, la tendance est inverse…

Aux États-Unis, où il n’y a pas eu ces protections, les entreprises ont déversé sur le marché du travail énormément de main-d’œuvre, en général peu qualifiée, et gardé les plus qualifiés. En conséquence, contrairement à ce que nous observons dans les pays européens, il y a eu une accélération de la productivité puisque les plus qualifiés sont plus productifs et davantage rémunérés.

Pourquoi les gains de productivité sont-ils essentiels et quels sont les effets de leur ralentissement ?

Soyons clairs, ce sont les gains de productivité qui permettent de financer, d’abord, les augmentations du pouvoir d’achat – salarial, mais aussi de l’ensemble des revenus – ainsi que l’augmentation des loisirs, une semaine de travail plus courte, etc. Cela ne peut pas être financé par autre chose sur le long terme. Notre niveau de vie est très supérieur à ce à quoi pouvait prétendre quelqu’un au début du 20e siècle, précisément parce qu’il y a eu beaucoup de gains de productivité. Or en ce moment, il n’y en a pas… Autre point, les gains de productivité permettent d’avoir plus de richesse et donc plus de rentrées fiscales, ce qui peut financer diverses politiques ainsi que le désendettement de l’État. Toutefois, face au récent ralentissement de la productivité en France, qui est une mauvaise nouvelle, il y en a une bonne : la baisse du taux de chômage, ce qui n’est pas le cas pour d’autres pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas, déjà en plein emploi.

Quel rôle peut jouer la révolution digitale ?

Depuis des décennies, comme je l’ai indiqué, la productivité ralentit dans les pays avancés. D’abord, parce que nous avons épuisé les gains de productivité liés à la deuxième révolution industrielle, celle qui a traversé le 20e siècle : la diffusion de l’usage de l’électricité et du moteur à explosion, le développement de l’industrie chimique… Ensuite, parce que nous avons épuisé les effets sur la productivité de la première vague de la révolution technologique de l’information et de la communication, celle des ordinateurs individuels que nous avons tous aujourd’hui sur nos bureaux et qui, il y a 30 ans, n’existaient pas. La question qui se pose actuellement est donc : pourquoi, alors qu’on vit une révolution digitale, n’y a-t-il pas encore de forts gains de productivité ? L’une des raisons vient du fait que quand une révolution technologique se produit, l’usage de ces transformations n’est pas encore optimal. Exemple, l’e-mail, qui permet d’être en contact instantanément partout dans le monde, mais qui encombre nos boîtes, nous faisant perdre du temps. Pour qu’il y ait un usage complètement rationnel des innovations qui ont émergé, il faut du temps et du recul. Et puis, ces transformations technologiques ne sont pas encore diffusées partout. Je fais partie des techno-optimistes : je pense qu’il y a des potentialités gigantesques et que nous allons connaître des gains de productivité inimaginables, mais il faut rester modeste, nous ne savons pas quand ils vont se produire.

Ce potentiel colossal viendrait-il de l’intelligence artificielle ?

Absolument, de l’IA et de la robotisation, entre autres. Faut-il s’en alarmer pour l’emploi ? Non. Toutes les précédentes révolutions technologiques ont amélioré notre niveau de vie, sans préjudice pour l’emploi. Par ailleurs, l’Allemagne est le pays dans lequel la robotisation est la plus avancée et elle n’affiche que 3 % de chômage. Le progrès technique n’a jamais été l’ennemi de l’emploi. Bien sûr, localement, il y a des emplois qui disparaissent, mais d’autres apparaissent ailleurs. Cela veut dire qu’il faut accompagner les personnes dans ces transformations.

Justement, au-delà de l’automatisation et de la digitalisation, qu’y a-t-il à faire du point de vue du capital humain pour améliorer la productivité ?

Cela interpelle toute la question de la formation qui, dans le cas de la France, est particulièrement inquiétante. D’abord, notre pays connaît de fortes difficultés de recrutement de la part des entreprises et en même temps un taux de chômage encore massif. Ces difficultés concernent en grande partie les postes peu qualifiés, mais aussi, pour une part minoritaire mais non négligeable, des postes qualifiés. Et là, il y a un travail de formation à faire. De même, on peut s’inquiéter quand on voit les scores de la France dans les enquêtes internationales telles que Pisa, où nous décrochons par rapport à d’autres pays de l’OCDE. Cela veut dire que nous risquons d’être moins préparés à absorber les révolutions technologiques qui s’amorcent. Enfin, pour bénéficier au mieux d’une révolution technologique, il faut avoir des institutions adaptées, de la souplesse sur les marchés du travail, des biens et financiers, ainsi qu’un État dynamique. Le défi à relever face à la déferlante technologique qui arrive, c’est de ne pas être balayé et au contraire d’être capable de surfer sur cette grande vague et d’en tirer un maximum d’avantages en termes de gains de productivité pour financer les coûts de la transition climatique, du vieillissement de la population ou du désendettement de l’État, en plus des gains de pouvoir d’achat.

Les entreprises feraient donc bien d’investir dans la formation pour augmenter la productivité ?

La formation concerne l’ensemble des acteurs, de l’État aux entreprises en passant par les syndicats. La formation initiale est assurée par l’État. En revanche, pour la formation permanente, ce sont les partenaires sociaux et les entreprises qui en ont grandement la responsabilité. Notre système perd de ses performances, en particulier du fait que la qualité de la formation n’est pas encore l’élément numéro un pour valider des entreprises de formation professionnelle. Par exemple, en France, il y a trois fois plus de prestataires de formation professionnelle qu’en Allemagne… En outre, les systèmes de formation doivent être agiles. Personne n’est capable de dire avec précision quelles seront les qualifications nécessaires dans dix ans ou vingt ans parce que les transformations technologiques ne sont anticipées qu’en partie.

Sur quels autres leviers les entreprises peuvent-elles travailler pour améliorer la productivité ?

Il existe des comparaisons internationales sur la qualité managériale, fondées sur différents critères tels que les objectifs clairement définis, l’autonomie laissée aux travailleurs… La France y est l’un des pays les plus mal classés… C’est un problème parce que cela nous prépare moins à absorber la révolution technologique à venir. Par ailleurs, dans un récent article sur les effets du télétravail sur la productivité, paru dans « Économie et Statistique » et dont je suis co-auteur, nous voyons que le télétravail bien pratiqué aboutit à des gains de productivité considérables, de l’ordre de 10 % dans une entreprise qui pratique le télétravail par rapport à une entreprise qui ne le pratique pas. C’est colossal. Ces gains de productivité ont trois sources. D’abord, le fait que les télétravailleurs soient plus heureux – toutes choses égales par ailleurs – par rapport aux non-télétravailleurs, car leurs vies professionnelle et personnelle sont rendues plus compatibles. Et quand on est plus heureux, on est plus productif. Deuxièmement, en moyenne, les télétravailleurs consacrent spontanément environ un tiers de leur temps de transport libéré à travailler. De ce fait, leur durée de travail effectif s’allonge. Une autre raison est aussi l’économie de locaux. Il faut néanmoins être prudent parce qu’il peut y avoir de mauvais usages du télétravail. Ainsi, les gains du télétravail sont maximisés quand le matériel adapté est présent, quand les personnes sont préparées à télétravailler, quand le télétravail ne se fait pas cinq jours sur cinq par semaine puisque le fait de se retrouver sur le lieu de travail permet d’avoir des discussions informelles favorables aux gains de productivité. Et puis, aussi, quand le management est lui-même préparé à l’encadrement des personnes qui télétravaillent. Or lors du télétravail tel qu’il a été pratiqué pendant la crise Covid, les personnes n’étaient pas préparées, il n’y avait pas toujours de matériel nécessaire, il y avait parfois la présence des enfants à la maison… Tout ceci aboutissant souvent à une perte de productivité, due aux mauvaises conditions de travail. Autrement dit, le télétravail peut être un mieux considérable dans des conditions d’utilisation optimisées. Mais cette situation dégradée restait cependant préférable à l’arrêt de l’activité.

En ces temps d’inflation, le pouvoir d’achat devient une question brûlante. Raison de plus pour plancher sur les gains de productivité ?

Évidemment, parce que la poussée inflationniste trouve sa source dans le fait que nous payons plus cher nos importations d’énergie et de certaines matières premières. Cela veut dire que pour une même production, une part de revenus est siphonnée par un prélèvement extérieur. Cela peut être absorbé par des gains de productivité s’il y en a. Mais s’il n’y en a pas, cela implique une baisse de revenus qui devra être acceptée par les agents. En France, nous transmettons pour une grande part la « patate chaude » à nos enfants en augmentant la dette publique. Mais, tôt ou tard, il va falloir qu’il y ait une baisse du pouvoir d’achat : nous n’allons pas pouvoir poursuivre au même niveau des politiques publiques aussi onéreuses. Le risque serait évidemment qu’on s’engage dans une indexation des salaires retardée, c’est-à-dire que les salaires répercutent l’augmentation des prix, et que ces augmentations de salaires elles-mêmes augmentent les coûts des entreprises qui se répercutent sur les prix qui se répercutent sur les salaires et ainsi de suite… Nous le payerions très cher en emplois détruits. En résumé, sur le long terme, les gains de productivité sont la source exclusive de l’amélioration de notre niveau de vie.

Auteur

  • Natasha Laporte