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Le grand entretien

« Les pionnières se distinguent par une approche humaniste de la GRH »

Le grand entretien | publié le : 13.01.2023 | Frédéric Brillet

Dans un livre blanc publié par l’ESCP Business School, des enseignants et des professionnels des RH montrent comment certaines entreprises ont inscrit le développement de l’emploi et l’adaptation en continu des compétences au cœur de leur modèle de création de valeur.

Pourquoi ce livre blanc sur la création de valeur par l’emploi et les compétences ?

Sa publication se justifie par un contexte de crises multiples qui s’enchaînent : Covid-19, guerre en Ukraine, réchauffement climatique et feux de forêt, retour de l’inflation… Ces chocs ont entraîné de grands bouleversements économiques et sociaux. Il nous est alors apparu important de mener une réflexion quant aux leviers permettant de créer de la valeur et de maintenir la compétitivité dans un contexte dégradé. En parallèle, nous avons identifié des organisations dans lesquelles l’approche en termes de gestion de l’emploi nous a semblé particulièrement innovante. L’ensemble de ces éléments nous a menés à l’écriture de ce livre blanc pour mettre en avant ces pratiques et apporter des réponses aux défis posés par ces différentes crises.

À la différence des transformations digitales et énergétiques, les nouveaux modèles de gestion de l’emploi et des compétences suscitent bien moins d’intérêt…

Cela tient au fait que la prise de conscience de l’importance des transformations numériques et énergétiques est plus ancienne et mieux ancrée dans le débat. Il a fallu attendre les bouleversements provoqués par la crise sanitaire pour que l’on commence à repenser les modes de travail et à se préoccuper sérieusement de l’attractivité et de la fidélisation du personnel dans tous les secteurs.

En quoi les entreprises pionnières dans la gestion de leurs ressources humaines sont-elles inspirantes et comment se démarquent-elles de l’approche traditionnelle ?

Les organisations concernées ont un point commun : elles portent une vision et des valeurs fortes, ancrées dans l’histoire et la culture maison. Elles se distinguent par leur approche humaniste, placent le développement de l’emploi et des compétences ainsi que l’engagement des collaborateurs au cœur de leur modèle de création de valeur. Et ce, à rebours d’une approche traditionnelle, qui considère l’emploi comme une variable d’ajustement ou un résultat de la performance économique.

Quelle a été la réaction des milieux d’affaires à la publication de ce livre blanc ?

Nous avons reçu des retours très positifs sur les politiques et les modèles mis en place dans les entreprises pionnières. Les acteurs économiques et politiques nous ont semblé convaincus du bien-fondé de ces approches et de leur intérêt sur un temps long, mais il faut les accompagner dans la mise en œuvre de ces pratiques. Dans cette perspective, nous travaillons à l’élaboration d’un programme de formation hybride (courtes capsules et modules asynchrones) porté par ESCP Business School.

Les organisations qui donnent priorité à l’emploi et au social présentent-elles un profil particulier ?

Pas vraiment. À travers les entretiens menés, nous avons pu observer que les politiques innovantes en matière de gestion de l’emploi et des compétences peuvent être mises en place dans tous les types d’entreprises, quels que soient leur taille ou leur secteur. Des start-up, des PME industrielles ou de service, du secteur solidaire et social (Ragni, Lippi, Saint Jean Industries, PRO&Cie, Alenvi), des ETI (Seb, Hermès, Groupe Rocher, Luminess), ou de grands groupes internationaux (Galeries Lafayette, Michelin, Saint-Gobain) montrent leur capacité d’innovation en ce domaine.

Cette stratégie est-elle rentable et donc séduisante pour un actionnaire et/ou un dirigeant rémunéré pour sa performance à court terme, dans un contexte de concurrence mondialisé ?

L’approche proposée par chacune des entreprises mentionnées dans le livre blanc s’inscrit dans un temps long. Elles investissent dans d’ambitieux dispositifs emploi-compétences qui permettent d’accompagner leur croissance ou de renforcer leur compétitivité. Nous nous sommes attachés, en sélectionnant les entreprises que nous interrogions, à vérifier qu’elles étaient à la fois performantes en matière de gestion de l’emploi et des compétences, et performantes en matière économique. Et nous avons constaté que ce focus sur l’emploi et les compétences était un levier pertinent de succès économique.

En ce qui concerne la culture, l’organisation et le leadership, quelles pratiques vous ont le plus marqués ?

Chez Pro&Cie, une centrale d’achat de matériel électroménager et multimédia, le nombre de niveaux hiérarchiques est réduit au minimum, permettant aux salariés de communiquer directement avec la direction générale et d’être associés aux processus de décision, dans une démarche d’amélioration continue. Une attention particulière est portée à l’interaction entre les personnes, renforçant ainsi leur adhésion à la vision portée par les dirigeants. De son côté, Mecanic Vallée, espace économique regroupant environ 210 entreprises des secteurs aéronautique, de l’équipement automobile et la machine-outil dans les régions Nouvelle-Aquitaine et Occitanie, met en place différents dispositifs de formation pour privilégier les carrières longues. Enfin, Alenvi, entreprise d’aide à la personne, se fonde sur la confiance et la responsabilisation des salariés. Les auxiliaires de vie travaillent en équipes autonomes et se partagent les responsabilités. Les managers ont un rôle de facilitateur et non de contrôle et de pilotage de l’activité.

En quoi les entreprises pionnières se distinguent-elles dans leur gestion générale de l’emploi et quels bénéfices en tirent-elles ?

La gestion générale de l’emploi intégrée au modèle économique des entreprises prend différentes formes. Certaines ont une volonté affichée de préservation de l’emploi. Saint-Gobain, par exemple, propose aides financières, transferts de compétences et soutien à la création de PME dans chacun de ses territoires d’implantation pour faciliter les reconversions et les mobilités professionnelles. La maison Hermès crée des maroquineries pour disposer de ses propres ressources techniques et humaines et perpétuer un savoir-faire artisanal. L’équipementier automobile Saint Jean Industries, pour recruter du personnel complémentaire, combine CDI d’employabilité et formation afin de s’affranchir des contraintes de l’intérim, disposer d’un personnel mieux formé et davantage anticiper ses besoins de main-d’œuvre.

Quelles initiatives originales prennent ces entreprises pionnières pour transmettre les savoir-faire au-delà de la formation ?

À travers les entretiens réalisés, nous avons analysé divers dispositifs mis en place à cette fin. Lippi, entreprise familiale et fabricant de portails, clôtures et aménagements extérieurs, ancre le développement des compétences dans sa raison d’être et au cœur de la vision de ses dirigeants. PRO&Cie ou Saint Jean Industries mutualisent ressources et compétences en prenant en compte les acteurs, les communautés et les réseaux locaux. La politique d’anticipation emploi-compétences mise en place par SEB vise quant à elle à accompagner les stratégies de croissance de l’entreprise et à renforcer l’innovation. Cela se concrétise par l’accueil d’alternants à hauteur de 5 % des effectifs et une promesse d’embauche pour 40 % d’entre eux, le maintien en emploi et le recrutement de seniors (plus de 50 ans), la mise en œuvre de validation des acquis de l’expérience (VAE) et le versement d’une prime s’il y a obtention du diplôme. Autre initiative notable, la création d’académies ou d’instituts pour accompagner les salariés afin de répondre aux nouveaux défis que sont la digitalisation et la responsabilité sociétale. Par le biais de la Nature Academy, le Groupe Rocher sensibilise et forme ainsi ses salariés aux enjeux environnementaux, en lien direct avec la mission de l’entreprise.

Le livre blanc aborde aussi le sujet du partage de la valeur ajoutée…

Les entreprises pionnières considèrent le partage des profits comme un levier de compétitivité. Ce partage permet de rémunérer, pour une qualification donnée, au-dessus du marché et de proposer des primes collectives, de l’intéressement et de la participation en fonction des résultats. Une proposition a particulièrement retenu notre attention : celle du dividende salarié théorisée par Thibault Lanxade, CEO de Luminess. C’est ainsi qu’elles attirent et retiennent les meilleurs éléments dans leur secteur d’activité.

Qu’est-ce qui singularise les entreprises pionnières dans la façon dont elles envisagent les conditions de travail ?

Plus que l’aménagement des temps et des cycles de travail, les dirigeants interrogés ont évoqué l’importance des conditions de travail et d’emploi comme leviers déterminants pour l’attractivité et la création de valeur, dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre. Il s’agit notamment du type d’emploi proposé, avec un recours aux CDI plutôt qu’aux CDD pour apporter stabilité et sécurité aux salariés. Les accords de télétravail mis en place chez Luminess ou Michelin soulignent l’importance d’un équilibre entre vie professionnelle et vie privée, offrant une grande souplesse aux salariés. Ces employeurs peuvent alors recruter sur un bassin d’emploi plus large et renforcer l’engagement de leurs collaborateurs, et donc leur performance.

Les auteurs

Diplômé d’HEC et titulaire d’un doctorat en économie, Daniel Baroin a été directeur de l’organisation et de la formation du groupe Danone, cofondateur d’HR Valley, société de conseil spécialisée en développement des organisations, stratégie RH et management, puis du think tank l’Observatoire de l’engagement. Il est aujourd’hui senior advisor en design organisationnel auprès des entreprises et auteur de plusieurs ouvrages de management.

Diplômé de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, titulaire d’une maîtrise de droit social, Pierre Deheunynck a occupé entre 1986 et 2016 différentes responsabilités RH dans le groupe Danone en Europe et en Asie puis au sein du groupe Crédit Agricole et d’Engie. Il est associé du cabinet Ricol-Lasteyrie depuis janvier 2022.

Diplômé d’ESCP, titulaire d’un doctorat en sciences de gestion et coach certifié, Dominique Pépin s’oriente après un parcours opérationnel à l’international vers la fonction ressources humaines dans les assurances puis chez Saint-Gobain. Parallèlement à ses activités en entreprise, il a enseigné à l’université Panthéon-Assas-Paris II et à l’ESCP où il s’occupe désormais du développement des talents et des carrières des étudiants.

Titulaire d’une maîtrise de droit et d’un PSD (Programme supérieur pour dirigeants) de l’Insead, Jean-François Pilliard a démarré sa carrière comme DRH dans la pharmacie puis chez Schneider Electric. Il devient ensuite vice-président du Medef et président du pôle social du Medef, président puis vice-président de l’Unédic et président du cabinet JFP Ressources humaines. Depuis 2016, il est professeur affilié à l’ESCP.

Auteur

  • Frédéric Brillet