Le choix de se vêtir relève de la liberté individuelle du salarié. Et du jeune startupper, encore « étudiant » dans le choix de sa garde-robe, au cadre dynamique costume-cravate, il y a un gouffre.
Dans le monde des affaires anglo-saxon, la mode est de rigueur. Pas celle du vêtement, mais celle du coaching pour un dress code adéquat… C’est en tout cas ce que suggère l’enquête d’Isabel Boni-Le Goff, réalisée en 2019 et publiée dans la revue Travail, genre et sociétés, n° 41 (Ed. La Découverte) sur les cabinets de conseil, en citant les aventures de Bérangère, 47 ans, chez Consultaudit, dans les années 2010. « Tout y est passé, même les couleurs qui t’allaient ou non, même le maquillage », raconte cette consultante. Elle a eu droit à une formation spécifique dès son recrutement. Il s’agissait d’apprendre à avoir une « tenue », corporelle comme vestimentaire, à la hauteur de son statut. Au cours de ses recherches, Isabel Boni-Le Goff explique avoir rencontré plusieurs cas de figure. Tous les employeurs ne rentrent pas dans des détails qui relèvent de l’intime : « Les coachings vestimentaires institutionnels (qui peuvent être parfois limités aux femmes ou inclure les consultants débutants dans leur ensemble) ne sont pas systématiquement mis en place dans tous les cabinets de conseil étudiés : par exemple, quatre des partners du cabinet Consult Strat m’ont avoué encore hésiter à mettre en place ce type de formation. Ils trouvent le procédé infantilisant. Mais l’un d’entre eux estime néanmoins que cela serait bien nécessaire… », dit-elle.
« Dans les entreprises, la mode s’invite toujours », déclarait Alain Quemin, professeur de sociologie de l’art et de la mode à l’université Paris 8 et co-auteur de l’étude : Pour une sociologie de la mode et du vêtement, en 2020, à l’occasion de l’exposition Vêtements modèles du Mucem, à Marseille, qui proposait de suivre le parcours de cinq pièces ayant traversé le temps et les modes. « La femme cadre des années 80 portait un tailleur structuré avec épaulettes et hanches soulignées, poursuivait-il. Chez les hommes, le pantalon avait la taille haute et des jambes beaucoup moins étroites. La cravate a tendance à perdre du terrain. Présente ou abandonnée, c’est un bon exemple d’accessoire soumis aux modes : unie, avec des imprimés géométriques, fleurie, ou, à l’inverse, mince, étroite et sombre comme aujourd’hui. Elle a connu une époque flamboyante avec les imprimés audacieux d’Hermès, mais l’œil comme le goût se lassent et elle est aujourd’hui plus discrète ou même superflue. Les standards de naguère sont aujourd’hui dépassés. Et de petites révolutions ont également lieu, dans le sillage des pays anglo-saxons, notamment. Ainsi du Friday wear, jour où, dans certaines entreprises, des tenues plus casual, décontractées, sont tolérées. »
Casual chic, c’est justement le look de Nicolas Recapet, DRH du groupe Talan (4 500 consultants, moyenne d’âge de 33 ans). Il porte un jean, assorti d’une chemise blanche et de chaussures de ville. « Une tenue correcte, c’est le socle de base », confie-t-il simplement. En matière d’habillement, le règlement intérieur est assez lapidaire. Il est juste précisé : « tenue adéquate ». Si le terme peut être sujet à interprétation, chez Talan, le short et les claquettes ne sont pas tolérés… Quand le DRH a commencé sa carrière, dans le conseil en management, la pression sociale et les remarques de son supérieur l’avaient poussé au port de la cravate. « Et la cravate sans rayures ! », avait même précisé son manager. L’injonction restait toutefois modérée par rapport à certaines de ses connaissances, dans le secteur de la finance. En guise de bienvenue, la direction leur avait présenté un document au format PowerPoint qui décrivait le dress code de l’entreprise : « Costume gris ou noir – éventuellement bleu », accompagné de préconisations de marques à acheter.
Nicolas Recapet ne porte quasiment plus la cravate, même lorsqu’il est en représentation. Il propose un exercice, celui d’observer les photos LinkedIn des dirigeants. « Il y a dix ans, vous les auriez vus arborer costume et cravate. Aujourd’hui, c’est plus rare », dit-il. Le DRH fait tout de même attention aux tenues de ses collaborateurs. « L’habillement reflète une posture et un respect, assure-t-il. C’est pourquoi nous demandons à nos collaborateurs d’avoir une tenue adéquate selon les circonstances. Si le dress code du client est de porter un costume, il faut le respecter et ne pas s’habiller en jean troué, baskets aux pieds. Au contraire, si l’un de nos consultants travaille avec un client startupper, il n’y a aucun problème à ce qu’il soit vêtu, comme son client, en jean et baskets. Si c’est un industriel du CAC 40, la cravate est de rigueur au premier rendez-vous. En fait, je suis vigilant à ce qui pourrait être considéré comme un manque de respect. Ce qui doit prévaloir, c’est l’adaptation situationnelle », explique-t-il. Il tempère ses propos en prenant l’exemple des développeurs, population aux codes singuliers, qui adorent porter des shorts l’été. Dans leur bureau, où ils ne sont pas en représentation auprès de clients, porter des tongs est tout à fait possible. « L’habit ne fait pas le moine, poursuit le DRH. Un technicien peut être très performant habillé en tee-shirt. » Il lui est déjà arrivé de faire une remarque à un jeune collaborateur qu’il emmenait chez un client. « C’était son premier jour. Il était habillé en blouson de ski et chaussures de montagne. En fait, c’était sa première expérience professionnelle en sortant de l’école et il était resté habillé comme un étudiant. Je lui ai juste dit : “Demain, ce serait bien que tu t’habilles différemment” », se souvient-il.
Pour ne pas commettre d’impair, la meilleure solution est d’imiter. C’est ce qui s’est passé chez L’Oréal dans les années 1990. Le costume cravate était de mise au sein du géant des cosmétiques. On peut même dire que les collaborateurs avaient le doigt sur la couture du pantalon en matière de tenue vestimentaire. Et puis, un beau jour, le président du groupe, Lindsay Owen-Jones, a assisté à une réunion de direction sans cravate. En un mois, l’information s’était répandue dans toutes les strates de la multinationale. C’est ainsi que la cravate a disparu des bureaux chez L’Oréal…