Dans son essai Emplois non pourvus : une offensive contre le salariat, publié aux éditions Le Croquant, le sociologue et député Hadrien Clouet dénonce l’instrumentalisation et l’exagération dont fait l’objet cette notion.
Depuis quelques décennies, des élus, des entrepreneurs, des agents d’influence ou des experts s’efforcent de faire reconnaître un problème : les emplois seraient particulièrement durs à pourvoir en France, constituant une menace pour l’économie nationale. On n’échappe désormais plus à la litanie des centaines de milliers d’emplois non pourvus, régulièrement serinée dans les médias et sur les réseaux sociaux. Ce problème constituerait même un paradoxe, puisque les difficultés de recrutement atteindraient des sommets… et coexisteraient avec beaucoup de chômeurs. Or ce discours ne se fonde pas sur la réalité économique et sociale. Le volume des emplois non pourvus demeure résiduel, comme je le démontre, faits et chiffres à l’appui, dans cet ouvrage.
Les pénuries de main-d’œuvre sont un enjeu très ancien, que l’on retrouve dès l’Antiquité. Mais l’expression « emplois non pourvus » est bien plus récente. Elle concerne à l’origine le secteur public. Sous le Premier Empire, des publications administratives recensent les « emplois non pourvus » parmi les postes de fonctionnaires, essentiellement dans l’armée française ou celle des États assujettis. À la fin du XXe siècle, l’expression « emplois non pourvus » revient pour évoquer les pénuries de main-d’œuvre dans le secteur privé.
Loin de désigner la même chose, ces deux expressions charrient des diagnostics différents du marché de l’emploi. Résorber une pénurie de main-d’œuvre nécessite une politique globale, qui prend en compte la démographie, le système scolaire et de formation, ainsi que les rémunérations. À l’inverse, les emplois non pourvus constituent une interrogation microéconomique, fondée sur les seuls souhaits patronaux. Le nombre de candidatures reçues ne compte pas. Seul importe le débouché donné par l’employeur souverain à sa tentative de recrutement et les comportements individuels. Au lieu d’un déséquilibre marchand, il y a une inoccupation d’emplois disponibles immédiatement. Cette expression impliquant une absence de réponse des individus à des opportunités qui leur sont offertes, elle a été instrumentalisée par des politiques hostiles aux droits sociaux des chômeurs et des salariés.
Sur des estimations fantaisistes plus que des statistiques sérieuses. En 2003, le ministre du Travail, François Fillon, dénonce ainsi « 300 000 emplois en moyenne non satisfaits » en France. Trois ans plus tard, Dominique de Villepin, Premier ministre, surenchérit avec « près de 500 000 emplois non pourvus ». Plus tard, Nicolas Sarkozy reprend ce chiffre sans que personne n’identifie jamais la source. En 2014, François Rebsamen, ministre du Travail, chiffre ces postes non pourvus à 400 000, puis à 350 000, sans que l’on sache davantage leur fondement. Myriam El Khomri, qui lui succède, avance une fourchette de 150 000 à 400 000. Plus récemment, Élisabeth Borne ou le Premier ministre Jean Castex, interrogés sur la provenance de leurs prétendus « 300 000 emplois non pourvus » ont renvoyé à une « étude de la Banque de France ». Le hic ? Cette dernière a contesté avoir jamais produit cette valeur et a dû rappeler qu’elle ne fournissait pas de données sur le marché de l’emploi !
Nombre de responsables politiques et de journalistes confondent effectivement les « emplois non pourvus » avec les « emplois vacants », alors même qu’il s’agit de deux notions distinctes. L’emploi non pourvu est une mesure dans le temps, qui consiste à compter le nombre d’offres sans embauche après un nombre de semaines donné – selon que l’on pense normal qu’un emploi mette deux ou dix semaines à être pourvu, le taux d’emploi non pourvu variera du simple au décuple ! Pour parler d’emploi non pourvu, il faudrait que les instituts qui suivent cette donnée s’accordent sur la durée « normale » d’un recrutement, qui varie selon la qualification, les époques, les conjonctures, les secteurs… et les convictions morales de chacun. À l’inverse, les emplois vacants font l’objet d’un suivi régulier au niveau de l’Insee en France et d’Eurostat dans l’Union européenne. La faute est d’autant plus grossière que le nombre d’emplois vacants est une valeur que la plupart des gouvernements s’efforcent… d’augmenter, puisqu’il constitue un indicateur de dynamisme du marché de l’emploi. En la matière, pour ne comparer qu’avec des pays voisins à l’aide d’Eurostat, la France reste bien derrière la Belgique, les Pays-Bas, l’Autriche, le Luxembourg ou l’Allemagne si l’on rapporte les emplois vacants aux emplois occupés pour calculer un « taux de vacance » (2,9 % au 3e trimestre 2022, contre plus de 4 % pour les États susmentionnés).
Il faut savoir que Pôle emploi collecte depuis 2012 la majorité des opportunités d’embauche sur des sites tiers privés, au terme d’un contrat de partenariat. Les sites Jobi-Joba, Keljob ou Meteojob, par exemple, transfèrent automatiquement leurs offres d’emploi vers Pôle emploi. De plus, les employeurs agréés par l’institution peuvent directement déposer des offres en ligne. Ces deux processus conduisent à une inflation d’annonces parfois déconnectées du nombre d’embauches possibles. Lorsqu’on lit « 1 million d’offres d’emploi » sur le site de Pôle emploi, il faut en réalité comprendre « 1 million d’annonces » pour bien moins d’offres. Une même annonce qui figure souvent en ligne sur plusieurs sites privés sera en effet collectée par Pôle emploi autant de fois qu’il y a de sites partenaires. Les équipes travaillent d’arrache-pied pour dédoublonner, mais c’est un travail de titan. Pour ne rien arranger, lorsque des employeurs souhaitent changer un élément de l’annonce, actualiser les informations ou tout simplement accréditer l’impression d’un besoin pressant, ils postent parfois à nouveau une offre déjà mise en ligne sans supprimer la précédente, ce qui, là encore, gonfle les chiffres. Enfin, certains secteurs comme les services à la personne déposent une multitude d’annonces pour attirer des candidats sur des postes… qui ne seront pourvus que si de nouveaux clients se présentent. On en profitera pour rappeler que la constitution de piles de CV en usant de fausses annonces est illégale, mais peu sanctionnée.
Que cette notion relève d’une illusion contemporaine, portée par une lecture tronquée des données ou d’une mauvaise foi carabinée. Même en ne conservant que les hypothèses les plus gonflées, on atteint à peine les 3 % d’échec de recrutement annuel. Autrement dit, au moins 97 % des recrutements enclenchés par les employeurs débouchent positivement. Et je le prouve en me fondant sur la statistique publique. Ainsi, l’enquête OFER (Offre d’emploi et de recrutement), produite par le ministère du Travail, qui a interrogé 10 000 établissements concurrentiels non agricoles ayant recruté dans le trimestre, constate ainsi qu’entre 2005 et 2016, la part des durées longues de recrutement (supérieures à 30 jours) diminue de 3 points à 23 %. De son côté, l’Urssaf publie la somme des « déclarations uniques d’embauche » (DUE) qui suivent depuis l’an 2000 les vœux de recrutement patronaux. Or ceux-ci ont explosé, passant de 7 millions de DUE (donc autant d’intentions d’embauche) par semestre en l’an 2000 à plus de 10 millions actuellement. Il n’y a donc jamais eu autant de recrutements amorcés qu’à notre époque.
Pas forcément, car la hausse des recrutements s’est largement faite au détriment de la qualité d’emploi. Dans l’enquête de l’Urssaf précitée, la proportion de contrats de moins d’un mois a nettement augmenté, pour atteindre 63 % du total, quand les CDI passaient de 25 % à 16 %. L’envers de la précarité est donc la profusion d’offres et l’on n’a jamais autant recruté qu’en 2021. Mais lorsqu’un contrat d’un an est remplacé par deux contrats de six mois, qui peut sérieusement conclure que ce doublement des offres implique un doublement des opportunités proposées aux chômeurs ? Enfin, les chiffres de Pôle emploi confirment que les recrutements rapides sont la norme. Au début de l’été 2022, plus de 80 % des offres disponibles dataient de moins de 30 jours et un petit tiers de moins d’une semaine.
Il est mobilisé pour justifier un programme politique libéral qui privilégie plutôt une dérégulation du marché de l’emploi et une dégradation des conditions de travail dans les entreprises… au risque de rendre encore plus difficiles les recrutements. Il y a ici une contradiction, qui ne saura être dénouée que par la montée des salaires et l’amélioration des conditions d’exercice sur les postes de travail les plus durs. Ce discours culpabilise plutôt les chômeurs qui refuseraient de prendre par fainéantise les emplois disponibles.
Hadrien Clouet est sociologue, spécialiste du marché de l’emploi et de la comparaison franco-allemande. Il a publié un précédent ouvrage sur la promotion de l’emploi précaire auprès des chômeurs (Rationner l’emploi, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2022). Il est chercheur associé à l’université de Toulouse-Jean Jaurès. Depuis juin 2022, il exerce le mandat de député de la Haute-Garonne (LFI-NUPES), au sein de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale.