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Le grand entretien

« Il faut cultiver les interstices de liberté qui produisent de l’efficacité »

Le grand entretien | publié le : 30.01.2023 | Frédéric Brillet

Dans Ingénierie des libertés, publié chez Vuibert, Michel Davy de Virville, Maurice Thévenet et Charles-Henri Besseyre des Horts associent leur longue expérience, leurs connaissances académiques et leur pratique de la gestion des ressources humaines pour concevoir une méthode qui améliore la performance des équipes en leur donnant plus de liberté.

Quelle a été la genèse de ce livre à trois ?

Ce livre résulte d’une réflexion collective amorcée au début de la décennie 2010 sur l’innovation managériale. Cette réflexion a d’abord pris la forme de séminaires au Collège des Bernardins, à Paris, qui a réuni des enseignants-chercheurs et des praticiens pour plancher sur ce thème. Durant ces séminaires, nous avions remarqué la perplexité des organisations quand il s’agit de préparer leurs cadres à affronter des situations imprévues, amenées à devenir plus fréquentes, compte tenu du contexte économique incertain et de l’accélération du développement technologique. À partir de ce constat, nous avons par la suite développé une méthode, l’ingénierie des libertés, qui se situe au croisement de l’efficacité, des libertés et de la lucidité, avec des managers issus de différentes entreprises. Ce travail s’est effectué au cours d’une « recherche-action » menée au sein de deux incubateurs, hébergés, en 2018 et 2019, au Collège des Bernardins, avec une dizaine d’entreprises issues de différents secteurs (transports, automobile, chimie, BTP, télécoms…).

Quelle est la vocation de cet ouvrage ?

Il s’agit d’un vade-mecum qui aide les managers à se poser les bonnes questions sur les libertés, mais se garde d’apporter des réponses toutes faites, tant les situations varient d’une entreprise à l’autre. Il se fonde sur une praxis, une sorte de gymnastique de l’efficacité, articulée autour de ce que nous appelons les exercices en liberté ou « EL » présentés dans la deuxième partie de l’ouvrage. Notre méthode ambitionne de mobiliser des individus dans le cadre d’une démarche structurée pour les aider à gagner en efficacité. Il s’adresse en priorité aux managers de premier niveau, mais la démarche intéresse également les cadres dirigeants, qui peuvent aussi accomplir ce travail avec leurs collaborateurs directs. D’un échelon à l’autre, l’ingénierie des libertés peut cascader et inspirer toutes les strates hiérarchiques.

N’est-ce pas contradictoire de vouloir articuler la rationalité, le contrôle, le souci de quantification, d’évaluation, d’efficacité et de rentabilité qu’incarne l’ingénierie avec la spontanéité, l’indépendance, l’autonomie, le plaisir, l’épanouissement que procurent les libertés ?

Le titre de notre livre confine effectivement à l’oxymore mais résume notre démarche. Comme l’écrit dans la préface Jean-Dominique Senard, le président de Renault, l’enjeu est de combiner « la force structurante de l’ingénierie et la force créatrice de la liberté ». C’est précisément la vocation et l’ambition de l’ingénierie des libertés que de faire converger libertés et processus, en misant davantage sur la contribution des autres que sur la sienne propre, afin d’atteindre plus efficacement des objectifs communs. Toutefois, si les régulations et les processus sont généralement décrétés par le sommet, puis mis en oeuvre et contrôlés par la hiérarchie, la convergence des libertés, quant à elle, ne peut résulter que d’un effort collectif permanent et déconcentré venu du terrain. Nous en sommes en effet convaincus : l’efficacité indiscutable des régulations, des processus et des sciences qui leur sont associés repose, non sur la négation des libertés des individus, mais sur la capacité à les articuler. Aucun projet ne saurait atteindre sa véritable performance si les individus qui le composent ne mobilisent pas ce qui fait précisément d’eux des personnes : leur liberté, leur mémoire, leur intelligence et leur volonté.

Au début du livre, vous dressez un constat désenchanté du décalage entre la raison d’être, les valeurs que défendent les organisations et ce qu’y vivent les salariés…

En dépit de ses meilleures intentions, l’entreprise au niveau corporate est la plupart du temps dans l’incapacité d’appliquer sa « raison d’être » et ses « valeurs », aussi généreuses soient-elles. Dire la vérité lui est souvent difficile – sans parler d’être « libérée » – car entre ce qu’elle dit et ce qu’elle fait existe un écart irréductible et permanent. Et plus une organisation est ambitieuse dans ses aspirations, plus elle se met en porte-à-faux avec ses actes et ses réalisations.

De cette faille vous tirez votre méthode…

L’ingénierie des libertés utilise effectivement comme des ressources les écarts engendrés par les organisations et éprouvés par les personnes qui les composent. D’abord, entre le travail prescrit dans une organisation tel que les chefs et consultants le conçoivent et le travail effectif, il y a toujours un écart qui tient non à une volonté de désobéir mais au fait que les tâches demandées exigent des salariés concernés de prendre des initiatives non prévues. Même dans les métiers faiblement qualifiés et soumis à une forte division des tâches, il reste toujours un écart entre le travail prescrit et effectif d’un individu à l’autre qui exercent le même métier. Ce fait a été observé sur des chaînes de production chez Renault à Flins, où les opérateurs qui recevaient les mêmes consignes développaient des manières de faire différentes. Ces marges d’autonomie rendent aussi les salariés plus responsables, ce qui permet d’alléger les contrôles sur leur travail, qui sera de meilleure qualité. Accorder un surcroît d’autonomie n’est pas un but en soi, mais constitue bien souvent une condition nécessaire pour qu’une entreprise amorce un processus d’amélioration en continu de la performance. Il ne faut donc pas forcément chercher à réduire l’écart entre travail prescrit et effectif mais cultiver les interstices de liberté qui produisent de l’efficacité. En aidant les cadres à identifier et exploiter ces poches de liberté dont ils disposent, eux et leurs collaborateurs pourront réagir de manière adéquate face à l’imprévu. C’est la mobilisation de ces énergies inexploitées, au service d’un objectif collectif, qui donne son sens à l’action et fait la différence entre des équipes moyennes et des équipes très performantes.

Pourquoi les organisations ont-elles une attitude aussi ambivalente vis-à-vis des libertés ?

Du point de vue de l’organisation de l’entreprise et de ses processus, les libertés créent de l’aléa, mais elles représentent aussi une formidable ressource. Cela tient à ce que l’efficacité des organisations repose – et c’est là le paradoxe – non sur la contrainte qu’elles exercent mais, fondamentalement, sur la convergence des libertés qu’elles permettent. Ces libertés facilitent en effet le changement et stimulent l’innovation. Elles permettent d’entrer en relation avec autrui, de réagir face à l’imprévu, de susciter de la nouveauté, mais aussi de créer de la solidarité, de respecter un cap, même lorsque les consignes reçues ne sont pas suffisantes. C’est aussi ce qui rend différent des managers et collaborateurs aux métiers et compétences similaires. De même, ce qui différencie les bons managers des autres, ce sont leurs capacités – diverses – à faire converger les énergies de chacun, en vue de remplir avec plus d’efficacité missions et objectifs, en développant la confiance, en favorisant l’initiative et en co-construisant la légitimité des uns et des autres, sans naïveté, mais avec le discernement qu’apporte l’exercice d’une autorité lucide.

En quoi la démarche proposée se distingue-t-elle des entreprises libérées ?

Dans les entreprises libérées, l’autonomie est vue comme un bien toujours supérieur à l’organisation, aux processus et à la hiérarchie, assimilés quant à eux à des entraves ou des handicaps dont il faut se débarrasser. Isaac Getz, le promoteur des entreprises libérées, propose par exemple de réduire le rôle des managers de terrain. À l’inverse, nous embarquons l’encadrement intermédiaire dans notre démarche et considérons que l’organisation joue un rôle structurant qui n’est pas forcément nuisible. L’ingénierie des libertés descend au niveau des individus pour leur faire prendre conscience qu’ils peuvent gagner en efficacité sans attendre que l’organisation ou leurs collègues ne changent.

L’ingénierie des libertés requiert du management qu’il prône la confiance, l’autonomie, la légitimité et la lucidité. Comment s’articulent ces différents aspects ?

Dès que l’on attend de son équipe ou de ses collaborateurs qu’ils aillent au-delà de l’application des règles et des processus, au-delà du travail prescrit, autrement dit, qu’ils s’engagent et exercent pleinement leurs libertés, il devient nécessaire de leur accorder de l’autonomie. Or qui dit donner de l’autonomie dit faire confiance. Mais la confiance ne s’improvise pas, elle se construit à la faveur d’un dialogue constant qui suppose de parler pour être compris, d’écouter pour convaincre, bref, de pouvoir s’expliquer mutuellement, c’est-à-dire de s’assurer de la cohérence entre les paroles et les actes, les siens et ceux des autres. La parole est en effet aux actes ce que le chèque est à la provision. Or il y a malheureusement trop de paroles sans provision… Enfin, pour pouvoir accorder de l’autonomie, il faut être capable soi-même de s’engager, donc de prendre des risques et pour cela, avoir la légitimité de le faire, tout en reconnaissant aux autres cette même légitimité, afin qu’à leur tour, ils puissent eux aussi engager leur liberté. La légitimité, c’est avoir conscience que notre compétence est reconnue par les autres. C’est cette conscience, si elle est réaliste, qui nous rend capables de parler de façon convaincante, de décider et d’agir rapidement et de façon efficace.

Les auteurs

Michel Davy de Virville, conseiller-maître honoraire à la Cour des comptes, a débuté sa carrière comme ingénieur de recherche au CNRS en sciences humaines avant de devenir directeur adjoint du centre d’études et de recherche sur les qualifications (Céreq), conseiller technique dans divers ministères et secrétaire général et DRH du groupe Renault.

Charles-Henri Besseyre des Horts, professeur émérite à HEC Paris, a publié de nombreux articles et ouvrages sur le management et la gestion RH. Il mène des missions de conseil et formation en Europe, en Asie et en Afrique.

Maurice Thévenet, professeur à l’Essec Business School dans les domaines du management et de la gestion des ressources humaines, délégué général de la Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises (FNEGE), est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur ces sujets.

Auteur

  • Frédéric Brillet