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Entretien : « La progression des accidents reflète l’intensification du travail et la précarisation »

Le point sur | publié le : 23.01.2023 | Lucie Tanneau

Pour la sociologue Véronique Daubas-Letourneux, les accidents du travail sont « invisibilisés » alors qu’ils devraient être considérés comme un « fait social ».

Vous êtes l’auteure d’Accidents du travail, des morts et des blessés invisibles (Bayard, 2021). Qui sont ces victimes ?

Dans les statistiques de l’assurance maladie, on voit que les jeunes sont davantage victimes, de même que les moins qualifiés et les intérimaires. Il y a notamment la question de la prise de fonction, pour laquelle les jeunes ne sont pas suffisamment formés ou accompagnés dans le travail, qui explique cette sur-accidentalité. La gravité est en revanche corrélée à l’âge. On peut aussi regarder les chiffres par secteur. Les intérimaires et les secteurs de la santé et du nettoyage (18 % des salariés mais 28 % des accidents du travail) sont particulièrement touchés. L’industrie agro-alimentaire et le transport sont ensuite les principaux domaines économiques concernés, suivis du bâtiment et des travaux publics. Troisième mode d’analyse, la Dares, qui observe les données de la Sécurité sociale par classe sociale. On voit que le risque au travail ne concerne pas tous les travailleurs de la même façon : les ouvriers sont beaucoup plus exposés que les employés, les professions intermédiaires et les cadres. Les séquelles laissées par les accidents du travail sont également plus fortes chez les ouvriers et les accidents mortels sont aussi plus fréquents pour cette population.

Ces accidents restent cependant invisibilisés selon vous, pourquoi ?

Les victimes d’accidents du travail sont elles-mêmes invisibilisées. Les groupes d’ouvriers, les femmes, majoritaires dans le soin à la personne, ou les plus faiblement qualifiés sont déjà invisibles en France socialement. Il n’y a pas de démarche collective qui mettrait en lumière l’organisation de travail et la prise en charge d’un accident du travail reste souvent de l’ordre du privé. Par ailleurs, dans les rapports sociaux, les négociations salariales ou le maintien dans l’emploi prennent le pas sur la question de la santé, considérée comme privée.

La France fait figure de mauvaise élève. Les critères permettent-ils vraiment des comparaisons entre pays ?

Les comparaisons internationales ne sont pas évidentes, même si Eurostat homogénéise les chiffres. Toujours est-il que la tendance, en France, n’est pas bonne. C’est le reflet de l’intensification et de la précarisation du travail, avec des conditions de travail et d’organisation dégradées. Le sous-effectif et le recours à la sous-traitance sont notamment des facteurs de risques accrus d’accidents du travail.

La baisse des accidents, continue jusqu’aux années 2000, s’est arrêtée depuis 2010. Comment l’expliquer ?

On observe effectivement un palier, dû à des conditions de travail dangereuses, avec une pression accrue sur les délais, une intensification des tâches, une organisation du travail génératrice d’accidents : on peut penser à l’hôpital ou au secteur du service à la personne, où les sous-effectifs sont patents. Au niveau des maladies professionnelles, la création d’un nouveau tableau a pu générer de nouvelles reconnaissances, mais en ce qui concerne les accidents, la définition n’a pas bougé depuis la fin du XIXe siècle…

La santé et la sécurité au travail sont très encadrées en France, que peuvent faire les entreprises pour aller plus loin ?

La prévention nécessite de s’intéresser aux conditions de travail réelles. Une entreprise ne peut pas être seulement dans la démarche de remplir son document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) sans aller voir plus finement comment se passe le travail. Par exemple, des équipements de sécurité sont non portés, car ils rendent le travail difficile voire impossible : si l’on ne va pas sur le terrain, on ne peut pas comprendre et améliorer cette situation. Il faut se poser des questions et analyser chaque accident ou presque accident. Les obligations du Code du travail doivent être le socle, mais chaque entreprise doit avoir une approche des risques par organisation de travail. Le travail en urgence, par exemple, n’apparaît pas dans le document unique. De même, le fait de travailler le matin ou le soir ou le week-end ou avec des horaires imposés par des logiciels doit être étudié. Il y a de plus en plus de procédures qui vont à l’encontre de règles et d’habitudes de prudence appliquées par les plus anciens, porteurs de savoir-faire en matière de prévention. Il est nécessaire d’avoir un espace de discussion sur ce sujet – ce qu’étaient les CHSCT. C’est une question de santé publique, car les accidents du travail sont le reflet d’inégalités sociales et de santé.

Auteur

  • Lucie Tanneau